Animateur : André Moisan, sociologue
Introduction : Philippe Warin, directeur de recherche ODENORE-CNRS
André Moisan
Il faut peut-être séparer ce qui est de l’ordre de l’évaluation et de l’ordre de la validation. L’évaluation, c’est donner une valeur à ce qui est fait, produit ou construit. Par contre la validation ça suppose qu’il y ait l’attribution d’une valeur de l’extérieur, d’une instance qui affecte cette valeur.
Dans la table ronde, il y a d’abord une première question qui a été posée qui était : quand on parle d’évaluation et de validation, à partir du moment où les recherches en croisement des savoirs se font avec plusieurs acteurs, est-ce qu’il y a une évaluation différenciée ou commune ou même croisée ? Par exemple dans le séminaire épistémologique, on a dit qu’il peut y avoir un croisement des critères d’évaluation comme le veut le croisement des savoirs.
Ce matin, on a parlé de l’évaluation des résultats et de l’évaluation des processus. Évaluation des résultats, quand on parle de critères académiques, il y a le fait de situer ces recherches et aussi les effets transformateurs, que les résultats soient appropriables et puissent donner lieu à des usages différenciés. Évaluation sur les processus qui pose des questions de méthodologie en respect aux pratiques même du croisement des savoirs, de l’éthique.
Philippe Warin
Je suis Philippe Warin, je travaille au CNRS dans un laboratoire qui est à Grenoble et j’ai cofondé en 2002 l’Observatoire des non-recours aux droits et aux services. J’ai participé depuis le début à cette action d’ATD Quart Monde, du Cnam et d’autres acteurs du CNRS. J’ai participé en particulier au séminaire préparatoire de novembre 2015.
Je vais essayer d’indiquer de mon point de vue quelques remarques, en France en tous cas, sur l’état de l’évaluation et de la validation des travaux scientifiques et de voir comment cette évaluation et cette validation peuvent accueillir avec facilité ou difficulté ces recherches en croisement des savoirs. Beaucoup de choses ont été dites ce matin, et, en particulier, on peut résumer l’évaluation comme étant quelque chose d’individuel qui concerne un chercheur en particulier et que la validation se fait autour de critères scientifiques définis par divers disciplines.
Au cœur de tout cela, pour les chercheurs en France et c’est vrai également dans la plupart des pays, l’évaluation et la validation se font au vue des différentes productions dites scientifiques qui sont à la fois des rapports de recherches ou d’études, également des communications, en particulier dans des colloques scientifiques et également des publications en terme d’ouvrages et surtout, au regard des classements et de nos critères en France, dans des revues scientifiques classées, cotées. C’est vrai que par rapport à cette classification ancienne de l’évaluation et de la validation des travaux de recherche, pour les chercheurs CNRS ou universitaires, nous ne sommes pas dans notre milieu tous à égalité.
Par rapport à l’approche que nous pouvons avoir des recherches participatives ou en croisement des savoirs, il me semble que quelque part l’exercice d’une recherche participative est peut-être plus facile pour des chercheurs qui sont avancés dans leur carrière, qui ont moins de risques à prendre et qui peuvent éventuellement avoir plus de temps. C’est probablement plus simple pour des chercheurs anciens que pour des jeunes chercheurs pour lesquels il existe, mais c’est vrai pour tous, une pression à la publication. Publier au maximum, si possible en anglais, dans des revues internationales côtées, de façon à avancer dans les carrières.
Au vue des conditions que supposent les recherches en croisement des savoirs, en particulier le temps nécessaire qui a été dit ce matin, mais aussi un travail collaboratif à plusieurs auteurs, se pose donc une difficulté qui est celle de la possibilité de reconnaître ces travaux dans ces dispositifs d’évaluation et de validation qui sont scientifiques.
Là-dessus, on peut avoir des points de vue assez tranchés, c’est-à-dire que de participer à ces recherches en croisement des savoirs ne nous pose pas nécessairement beaucoup de problèmes pour des chercheurs universitaires ou CNRS, dès lors que ceux-ci ont la possibilité de pouvoir, à titre individuel notamment, publier les résultats de ces recherches dans des ouvrages ou dans des revues à comité scientifique. Ils peuvent valoriser ces travaux à titre individuel. C’est le passage entre un chercheur contributeur à une recherche collective à celui d’un auteur d’un écrit scientifique entrant dans les critères habituels. Avoir cette possibilité, certes nous l’avons, rien ne nous l’interdit. Ceci dit, lorsque l’on entend ce qui a été dit ce matin et lorsque l’on regarde les attentes sinon les conditions des recherches en croisement des savoirs, on peut considérer que le travail de publication se fait également collectivement à multiples acteurs, sans pour autant que tous ces acteurs soient des chercheurs patentés. Dans des formats de présentation des résultats, ils peuvent éventuellement poser certaines difficultés dans la mesure où il est difficile de se mettre d’accord sur le contenu même de ces publications. Il y a une difficulté réelle qui est celle de se saisir, en tant que chercheurs jeunes ou âgés, des résultats de ces recherches pour pouvoir les valoriser et donc les évaluer au regard de nos standards habituels. On peut le faire à titre individuel, c’est plus difficile de le faire à titre collectif.
Si cette remarque est juste, cela peut nous amener à une réflexion sur les supports de la valorisation scientifique de ces travaux, en particulier du fonctionnement des revues scientifiques, des fonctionnements des colloques scientifiques, savoir si ces supports ceux-là et d’autres peuvent laisser une part suffisante à la présentation et à la valorisation de ces recherches en croisement des savoirs. Par rapport à cela, il me semble que nous avons une marge de progression importante au vue des fonctionnements habituels des revues académiques. On peut observer en particulier en sociologie, qui est peut-être la discipline qui peut rassembler le plus grand nombre de nos travaux en recherche en croisement des savoirs, il y a une tendance assez forte pour présenter des travaux qui sont lourdement lestés d’approches quantitatives, c’est une observation que je vous fais en prenant en compte différents types de revue, notamment des revues européennes, donc la place plus réduite laissée à des recherches plus qualitatives comme le sont bien souvent ces recherches en croisement des savoirs. Il y a là un enjeu important à l’échelle nationale ou européenne qui est celui de revues qui pourraient en particulier accueillir au mieux les résultats de ces recherches, que ces publications soient à un seul auteur ou à plusieurs.
On peut imaginer, et nous avions eu ce début de discussion lors du séminaire préparatoire de novembre 2015, que des revues existantes puissent ouvrir des espaces à la présentation de ces travaux, on peut aussi imaginer que de nouvelles revues puissent apparaître peut-être avec le soutien d’institutions de la recherche, pourquoi pas le CNRS, sachant que, dans ce cas, il ne faudrait pas que ces revues stationnent dans les hors classement et ne soient pas reconnues dans les critères académiques habituels. Il y a là des questions qui sont probablement à formuler plus fortement, plus précisément, mais qui me semblent importantes dès lors qu’on se pose la question de l’évaluation et de la validation de ces travaux de recherche en croisement des savoirs.
Cela appelle donc des transformations dans l’appréciation des travaux de recherche au moment de l’évaluation des chercheurs par ex au CNRS, probablement aussi des évolutions quant aux supports de diffusion des résultats et je pense notamment aux évolutions que pourraient prendre les revues académiques que nous pouvons connaître les uns et les autres.
Ce mouvement ne peut pas avoir lieu sans qu’il y ait des dynamiques au sein même des milieux de la recherche ; dynamique au niveau des laboratoires pour que ces laboratoires soient le plus possible arrimés à leurs environnements sociaux, aux collectivités territoriales, aux mouvements associatifs, là où des acteurs peuvent être préoccupés par des sujets de recherche ou d’études que peuvent partager des chercheurs, mais aussi avec les chercheurs de pouvoir poser les bonnes questions, de pouvoir contribuer à la recherche elle-même, à la production des résultats. Cet arrimage des labos, déjà à l’échelle territoriale là où ils sont déjà situés dans des grandes villes ou métropoles, existe. Ceci dit, il serait intéressant d’inventorier très précisément ces relations-là qui sont indispensables pour amener autour de la fabrication de ces sujets d’étude, les professionnels, des associatifs, des personnes en situation de vulnérabilité et de pauvreté et d’autres personnes encore, puisque la recherche en croisement des savoirs n’a pas évidemment pour seul sujet la pauvreté.
C’est également un mouvement qui doit concerner les associations académiques, comme des associations françaises de science politique, de sociologie. Dans quels réseaux thématiques qui organisent ces associations trouve-t-on une part, sinon une reconnaissance de la recherche en croisement des savoirs ? Il y a là probablement un terrain qu’il faut gagner. Je participe depuis plusieurs années au sein de l’association française de sociologie au réseau thématique de RT6 qui concerne les politiques sociales et la protection sociale. Il est vrai que malgré l’ouverture d’esprit qui règne dans ce RT6, nous ne sommes pas encore véritablement des promoteurs de ces recherches participatives.
La formation évidemment, à quel moment forme-t-on les futurs chercheurs, voire même les chercheurs patentés à ces recherches participatives ? Il y a là de véritables enjeux et c’est pour ça qu’il est intéressant de remarquer au moment de ce colloque des initiatives qui sont prises entre chercheurs, acteurs de la formation professionnelle, personnes accompagnées, acteurs associatifs à booster, à développer des formations inclusives incluant les différents points de vue autour de celles du non-recours, de la pauvreté ou de la participation.
Mais s’il faut mettre en mouvement les laboratoires, s’il faut mettre en mouvement les associations académiques, il y a avant tout à mettre en mouvement les chercheurs. Nous sommes réunis au CNRS pour ce colloque, un certain nombre de chercheurs de disciplines différentes se sont inscrits. Je ne sais pas quel est votre point de vue en France et en Grande Bretagne notamment sur l’intérêt que suscitent ces recherches aujourd’hui dans nos différents milieux ? Il me semble qu’il y a là aussi un progrès à faire pour que d’autres chercheurs que nous qui sommes engagés dans ces recherches, s’engagent pour mobiliser sur des sujets divers et je répète, pas simplement celui de la pauvreté.
Les engagements,c’est effectivement pouvoir être clair soi-même, mais aussi collectivement au niveau des laboratoires sur nos postures professionnelles et scientifiques, sur notre capacité d’ouverture d’esprit pour accepter que d’autres que nous définissent les sujets, produisent les enquêtes et rédigent les différents résultats. Cette ouverture est importante, mais c’est aussi un type de recherche qu’il faut caractériser. Moi, il me semble bien que ces recherches en croisement des savoirs, elles doivent être solides d’un point de vue scientifique dans la démonstration de ce qu’elles montrent, en plein appui sur des méthodes qui peuvent être discutées sur leur contenu et leur développement, mais en même temps, ce sont des recherches qui sont conclusives, au sens où elles doivent apporter des résultats qui doivent éclairer le point de vue général, le débat public et la décision publique et politique.
Donc, il y a effectivement un engagement dans cette recherche en croisement des savoirs pour des chercheurs patentés qui va au-delà de ce qu’on produit habituellement, qui est de travailler sur des sujets avec cette intention avec les acteurs de pouvoir porter plus loin ces résultats de façon à faire entendre un certain nombre de choses, de participer aussi à ce que produit ces recherches en croisement des savoirs, c’est-à-dire un droit à la parole. Ce n’est pas seulement être chercheur, c’est aussi être acteur dans la cité. C’est une forme d’engagement quelque part. Je pense que véritablement ça mérite des débats dans nos associations académiques, dans nos laboratoires, ici au CNRS pour finalement bien expliquer que ces engagements vont au-delà d’un travail habituel, ils doivent être aussi entendus au moment de l’évaluation par nos pairs, autres scientifiques, en particulier les commissions du CNRS.
Il y a un autre élément, car nous sommes bien dans un système d’acteurs, me semble-t-il, qui est celui du financement de la recherche. Il aurait été intéressant d’interroger Nonna Mayer tout à l’heure sur le fait que le projet de recherche très construit qu’elle avait proposé à l’Agence National de la Recherche n’avait pas été reçu. Il me semble bien qu’il y a là aussi, peut-être par l’intermédiaire du CNRS ou d’une autre façon à pouvoir faire entendre à cette agence qui redistribue l’essentiel des moyens financiers de la recherche publique la nécessité de ces recherches en croisement des savoirs. Il ne me semble pas, à lire les différents programmes de l’ANR, mais c’est vrai aussi pour d’autres commanditaires de recherches qu’il y ait un appel clair et net pour développer aussi des recherches en croisement des savoirs. Ces questions méritent d’être posées et, de la même façon, il faudrait s’interroger sur l’intérêt que peuvent représenter ces recherches en croisement des savoirs pour d’autres acteurs financeurs de la recherche publique et je pense notamment à des organismes sociaux, à des associations de collectivités territoriales, à différents ministères que l’on appelle habituellement la recherche incitative. Il y a là probablement aussi un intéressement à produire de façon que ces acteurs soutiennent le développement de telles recherches.
Mon domaine est celui des politiques sociales, des difficultés d’accès aux droits, mais cette question va au-delà de la question technique du non-recours, c’est celle des rapports de l’offre public et des questions de citoyenneté et du côté de la recherche incitative aujourd’hui qui s’intéresse aux questions des inégalités sociales, au creusement de la pauvreté. Sur ce plan, il me semble, vu depuis ma fenêtre, qu’il y a une véritable attente pour développer des recherches à caractère qualitatif où le point de vue des personnes qui vivent les situations en lien avec les acteurs et les chercheurs pourrait être véritablement construit. Une chose est d’avoir de la donnée statistique qui peut permettre de suivre de grandes tendances, une autre est d’avoir des éléments qui authentifient les difficultés et les problèmes, les points durs et c’est cela qui intéresse aujourd’hui fortement ces acteurs sociaux. Je ne veux pas entrer dans cette illustration-là, mais à partir des travaux que nous menons depuis 2002, je suis stupéfait en France par les attentes au niveau local comme national de ces acteurs de la recherche incitative pour des recherches qualitatives qui pourraient associer différents points de vue et qui permettraient aux acteurs de comprendre de l’intérieur les véritables situations pour agir. Je pense qu’il y a une fenêtre d’opportunité dont il faudrait profiter et peut-être même profiter à une échelle plus large européenne en faisant en sorte que la DG Recherche au niveau de la commission européenne soit également attentive à ces préoccupations et à ces possibilités qu’offre cette recherche en croisement des savoirs.
Voilà quelques remarques dont on peut débattre pour essayer de construire un certain nombre de remarques qu’on pourra par la suite faire cheminer dans l’après colloque, c’est ce que souhaite ATD et le CNRS.
Anna Rurka, maîtresse de conférences à l’Université de Nanterre : Je voudrais poser une question. Je connais ATD depuis de nombreuses années. Je suis toujours très fan du croisement des savoirs, moi-même j’essaie de mettre en place des recherches collaboratives et pas forcément participatives parce que je pense que la distinction est nécessaire pour dire que la recherche participative donne davantage de place pour faire participer à différents degrés les différents acteurs concernés, et lorsqu’on collabore, on crée un collectif de recherche, du coup on agit ensemble, on fait de la recherche, on la pratique avec chacun ses compétences et ses spécificités, donc on n’est pas obligé de faire tous la même chose mais on a la même finalité.
J’étais un peu déçue de la table ronde. Déjà si même à l’échelon national ou même international on peut pratiquer les recherches participatives parce que mon expérience montre que ça se fait toujours dans un collectif qui n’est pas forcément très grand, et quelque part je sais que dans le monde académique les deux visions existent, une vision qui dit que la science devrait produire de la connaissance pour la science et d’autres courants qui disent clairement qu’aujourd’hui on ne peut plus le dire et que du coup on doit transformer la réalité sociale. La question, de mon point de vue, n’est pas de dire si la recherche doit transformer, c’est une fausse question, la question c’est qu’est-ce que la recherche doit transformer et pas forcément si elle doit transformer.
Cette question de l’échelle de la pratique de la recherche collaborative et participative, on sait que c’est très compliqué d’obtenir des financements pour des recherches collaboratives qui justement durent plus longtemps qu’un contrat de recherche spécifique. Mon 2ème chapeau, je suis Présidente de la conférence des OING dans laquelle ATD est très engagé au Conseil de l’Europe, et donc pour moi l’engagement politique et mon engagement académique s’articulent et s’alimentent au titre de l’intérêt général et de la société civile. De ce fait, sur ce croisement des savoirs et la légitimité des différents savoirs, je pense qu’on a besoin d’un engagement politique dans le monde académique. Peut-être avez vous d’autres expériences plus anciennes que mon expérience à moi. Je crois qu’on a tout un passé d’expériences en France de la recherche engagée, et à Nanterre aussi j’hérite un peu de ça qui montre que c’est possible. Qu’est-ce qui s’est passé qui fait que cet engagement dans le monde académique n’y est plus ? Voilà, c’est plus une contribution qu’une question.
Jérôme Delfortrie (master en travail social à Lausanne) : Pour rebondir sur l’intervention précédente, sur ce que devrait transformer ces méthodologies de recherche, je ne suis pas chercheur, je suis travailleur social et j’interviens dans des formations à Genève et en France et je mène une recherche collaborative inspirée du croisement des savoirs où je réunis des parents et des professionnels de la protection de l’enfance. Je suis allé présenter cette recherche aux professionnels qui m’ont dit : « tu es bien gentil, mais si tu veux faire une recherche, tu vas aller toi-même la présenter au niveau des parents », et donc j’ai été invité à aller dans les familles et à présenter ma recherche. La première maman qui m’a accueilli, une fois que je lui ai présenté le projet en lui disant qu’ensemble nous allions définir une thématique et que nous allions y réfléchir ensemble, que la posture était inductive, elle m’a dit : « mais M. Jérôme vous êtes bien gentil, mais avec mon enfant il n’y a pas de thématique, il se lève le matin, je ne sais pas comment faire pour le faire aller à l’école, il se comporte comme un fou à l’école, la maîtresse m’attrape, après je dois l’emmener au foyer, j’ai des problèmes pour gérer mon logement etc. Moi, je n’ai pas de thématique, j’ai un enfant et j’ai une globalité. » Et elle m’avait déjà propulsé dans la recherche action.
Ça amène ma réflexion autour de l’évaluation : là j’ai entendu l’évaluation du point de vue du chercheur, mais est-ce qu’on ne pourrait pas aussi réfléchir, en donnant la parole aux usagers, sur l’évaluation de nos formations et même de nos recherches. Est-ce qu’elles leur servent réellement, est-ce que ça peut changer non pas leur situation personnelle mais quand même leurs conditions de vie et un droit à la parole sur ces actions de recherche, sur, justement ce qu’elles sont censées changer ? On parle de croisement des savoirs et des pratiques, on pourrait aussi parler d’un partage de l’évaluation, qu’elle ne soit pas simplement du point de vue des chercheurs.
Paul Dorman (chercheur Oxford traduit par Geneviève Tardieu) : Une recherche en croisement des savoirs est une recherche extrêmement exigeante et importante qui porte à faire des compromis en matière de temps et de quantité. Dans quelle mesure on peut prendre en compte ces deux dimensions qui sont des critères exigeants de la recherche ?
Eve Gardien : (maîtresse de conférences à Rennes II) : J‘ai une série de questions qui portent sur mon expérience. J’ai déjà tenté de faire des recherches participatives, je suis spécialiste sur les questions du handicap, y compris avec des personnes qui ont des incapacités à parler et qui n’ont pas toujours accès au langage. J’ai des méthodologies d’enquête etc. J’ai beaucoup apprécié les propos de Philippe Warin qui permettent de mettre en avant le contexte dans lequel vivent les chercheurs en France. Il faut prendre en compte et en considération l’ensemble des contraintes et des ressources de l’ensemble des acteurs.
Si je cherche à faire des recherches participatives, c’est que j’y vois un intérêt dans le sens de l’utilité sociale, sur le fait aussi que quand on produit de la connaissance qui parle aux personnes directement concernées, elles s’en saisissent, elles en font quelque chose elles-mêmes dans ce monde. Je suis persuadée des conséquences directes des recherches que je peux mener, et, en même temps, au regard de toutes les contraintes qui ont été évoquées par Philippe Warin, c’est très compliqué de chercher des subventions pour pouvoir les mener ou même de monter des dispositifs où les rôles des uns et des autres sont clairs. Pour la recherche de subventions, il m’arrive de monter des dossiers où je ne dis pas tout de ce que je veux faire dans ma méthodologie, parce que si je disais tout, je n’aurais pas la subvention. Donc, comme je tiens à faire une recherche qui respecte les critères scientifiques, je reste stratège. Je revendique une certaine forme de liberté pour ne pas être assujettie à un système qui ne permet pas à un certain mode de recherche d’exister.
Dans le même temps, j’ai fait des expériences de recherches participatives où je me suis trouvée avec des personnes directement concernées qui estimaient que c’était elles les chercheurs et que moi je n’y connaissais rien. Et je me suis retrouvée aussi à devoir négocier le fait que j’avais quand même une expertise sur les critères scientifiques alors que je reconnaissais par ailleurs leurs compétences, c’est du reste pour cela que je travaillais avec elles et que j’avais répondu à leurs sollicitations positivement, parce qu’elles avaient aussi de vraies compétences et de vrais savoirs utiles. Cela pour dire que les contraintes ne sont pas seulement du côté de l’institution, elles peuvent aussi venir, d’ailleurs ; on a parlé ce matin des conflits qui peuvent être sains et utiles, mais les conflits peuvent même porter sur qui est scientifique finalement. Je pense qu’il y a des choses à réfléchir là-dessus, sur construire des identités qui nous permettent de travailler ensemble et non pas recréer de la confusion. Il y a des enjeux sur qui est compétent et en quoi et comment on s’articule. Il n’y a pas simplement à dire qu’on fait tout ensemble, mais comment, à quel titre, avec quelle légitimité, est-ce que tout le monde a la même légitimité, de quoi on parle ?
Par ailleurs, je travaille actuellement avec des québécois et on monte quelque chose. Chez eux pour que les subventions arrivent il faut que ce soit participatif. En même temps, un des chercheurs nous expliquait qu’il sortait d’une recherche participative qui était portée et qui était travaillée avec des personnes qui étaient SDF de longue durée et qu’une des difficultés c’est qu’une des personnes avait été intégrée au dispositif de recherche pleinement, qu’elle avait fait des enquêtes, ça posait un problème car elle critiquait beaucoup les enquêteurs scientifiques. Du coup on lui avait attribué une autre place qui était dans l’analyse, et là encore ça avait posé des problèmes avec les gens avec qui elle analysait… A chaque fois on a essayé de trouver des solutions pour qu’elle trouve sa place et qu’elle ne soit pas en but aux chercheurs, aux enquêteurs, aux doctorants. Et en bout de course, le chercheur nous apprend, extrêmement dépité et affecté par son expérience que ça s’est terminé par le fait que la personne est retournée à la rue. Aujourd’hui, elle a honte quand elle voit les chercheurs sortir de leur laboratoire parce qu’elle n’a plus de salaire, plus de logement et qu’elle a vécu trois ans avec eux, que ça s’est terminé par un échec pour elle. Elle a participé trois ans, mais derrière elle n’a pas d’emploi, pas de qualification. Elle a été tellement critique qu’elle n’a pas été reconnue dans l’équipe. Je pense qu’il faut qu’on fasse attention à nos positions, de manière à ne pas embarquer des gens parce que ça peut être valorisant pour nous et, en même temps, ne pas leur permettre ensuite d’avoir des compétences qui se vendent sur le marché de l’emploi s’ils le souhaitent.
Philippe Warin : Il me semble qu’il y a la question des échelles qui rejoint la question du temps et de la quantité du collègue d’Oxford, la question du financement et des ruses avec les financements. A vous écouter sur ces questions des échelles, du temps et des quantités, il y a quelque chose qui est à creuser. Mais ne faut-il pas creuser ces questions au regard aussi de méthodes déjà déposées qui pourraient venir valider des recherches en croisement des savoirs qui, pour être scientifiquement valides, devraient être dans des contours assez restreints. Alors qu’aujourd’hui, on va valoriser des recherches à grosses mailles, à grandes quantités. C’est vrai que le succès des approches quantitatives le permet et l’accueil qui est fait dans un certain nombre de revues le démontre. En tout cas, si on se rappelle un certain nombre de méthodes, il y a eu en France, et c’était vrai dans d’autres pays européens, et en particulier très fortement en Italie dans les années 70-80 –ce n’est pas né en Italie, mais ça a été repris par un certain nombre de collègues, Catani et d’autres - et en France, grâce au soutien du CNRS, un groupement de recherches autour de Daniel Bertaux sur les approches biographiques.
Comment travailler très précisément dans une discussion complètement ouverte entre chercheurs et personnes, sur les études de cas ? Travailler autour de quelques cas, on parlait d’historicité ce matin, historicité qui serait suffisante pour remarquer des tendances, poser des questions plus générales concernant la société dans son ensemble.
Si l’on veut rendre compte de l’intérêt des recherches participatives en croisement des savoirs, ne faut-il pas réarmer tout notre background de méthodologies en appelant en appui toutes les plus-values, en étant clair sur les limites d’un certain nombre d’approches qui étaient déjà dans ce croisement-là, très engageantes pour les chercheurs. Qui était le scientifique ? On ne savait plus trop au final, mais ces recherches biographiques en l’occurrence ont pu voir leurs heures de gloire à un moment donné et, semble-t-il, ont été progressivement évacuées. Ne faut-il pas avoir un discours qui vient revendiquer la légitimité de ces recherches en croisement des savoirs en rappelant toute cette histoire de la recherche et des méthodologies ? Il me semble qu’il y a partie liée entre ces différentes approches. C’est juste un point de vue !
La question posée par le collègue d’Oxford me semble être un enjeu absolument central : être clair sur ce que ces recherches peuvent produire dans la durée, quitte à lutter contre les pressions de recherches rapidement bouclées et publiées aussitôt et de lutter aussi sur la nécessité de la démonstration à grands effectifs. Et c’est peut-être aussi l’accumulation des recherches en croisement des savoirs, les présentations précaires des résultats, l’accumulation pour la ré-analyse qui vont permettre de revaloriser ces approches. Donc croiser avec d’autres méthodes qui existent, penser aussi des systèmes de ré-analyse, banques de données, retravailler sur ces données comme ATD a pu le faire avec l’Université populaire Quart Monde où il y a un grand nombre de témoignages et d’histoires de vie qui ont pu être accumulées. Il y a aussi la possibilité de constituer une taskforce qui permettrait de revendiquer ces recherches.
Sur la question des financements, nous allons développer une recherche en croisement des savoirs avec des commanditaires qui n’auront vraisemblablement pas une connaissance de ces possibilités dans le cadre d’un appel à projet mais c’est un véritable risque. C’est pour cela que je signalais les possibilités qui peuvent s’ouvrir du côté d’un certain nombre d’acteurs avec la recherche incitative qui, pour des raisons de compréhension des situations sociales et par le croisement de ces différents points de vue, serait peut-être plus ouverte. (N’est-ce pas l’appel à projet que nous voudrions faire dans le cadre de l’espace collaboratif ?) Je pense qu’en terme de stratégie, avant d’aborder les institutions, les gros financeurs, il y a probablement à faire des démonstrations pour montrer que les choses sont possibles et intéressantes pour les acteurs de la recherche incitative, et il y en a un certain nombre encore en France sur les questions du social, même si dans les mois qui s’ouvrent on peut aller vers des situations inédites. Une stratégie est de trouver les points d’intéressement.
Juste une illustration, j’ai été très frappé dans les travaux que nous avons menés avec l’assurance maladie sur la question du renoncement aux soins, comment dans la présentation des résultats, l’assurance maladie n’a pas demandé simplement aux chercheurs de présenter les résultats, mais a mis en avant les personnes en difficulté qu’on avait pu interroger, qui ont pu démontrer finalement l’intérêt pour elles de ces entretiens, la prise en compte que ça pouvait représenter de pouvoir discuter des résultats et de pouvoir présenter leur point de vue et de démontrer la confiance qu’elles pouvaient retrouver dans les institutions, voire même puisqu’on m’aide de cette façon-là je serais tout prêt à m’investir davantage au moins pour un temps de façon à pouvoir contribuer à ce travail de production de connaissance pour l’action développé par cette institution. C’est un exemple.
Il semble bien qu’il y ait des entrées possibles autour de ces acteurs-là qui par ailleurs quand on regarde les circuits de financement, l’assurance maladie, d’autres acteurs de ce type-là financent les instituts de recherche en santé publique et d’autres programmes. Il faut comprendre aussi ces circuits de financement pour aller vers ces acteurs qui seraient intéressés par ces recherches de façon à faire levier sur les programmes jusqu’aux institutions phares comme l’ANR et le CNRS.
Catherine Stercq (du Mouvement Lire et Écrire en Belgique) : Vous avez dit que les recherches devaient être robustes et solides, est-ce qu’il y a moyen pour les non initiées aux critères d’évaluation et de validation de recherche de donner quelques éléments qui font que pour vous une recherche est robuste et solide, quels sont les indicateurs ?
X : Il y a le Ministère en Belgique qui vient de lancer un appel d’offre pour l’analyse d’impact des actions d’alphabétisation, sur comment les personnes concernées pouvaient participer à cette analyse, il n’y a eu aucune réponse.
(L’enregistrement de cet atelier s’arrête là !) Les personnes qui sont intervenues ensuite sont : Magalie Saussey, (École de service social Paris) ; Pauline Scherer (sociologue LERIS-Montpellier du laboratoire d’étude et de recherche sur l’intervention sociale) : Recherche action coopérative avec bénévoles et personnes accueillies du Secours populaire du Languedoc Roussillon ; Catherine Tourrilhes (IRTS et PREFAS Champagne Ardenne. Formatrice et sociologue. Laboratoire CIREL Lille 3) …