Actes Colloque > Présentation d’une recherche sur la participation politique et citoyenne des personnes en situation de grande précarité

Nonna Mayer et Caroline Arnal, chercheuses au Centre d’Études Européennes/Sciences Po Paris

 

Nonna Mayer : On va faire un duo. Merci de nous inviter à cette journée de croisement des savoirs, pour nous c'est vraiment ça.

Nous allons vous présenter le projet « Précarité, Participation et Politique ». La question c'est comment faire accéder à l’autonomie des personnes qui par définition sont perçues comme en situation de dépendance et sont stigmatisées en tant que telles ? Comment leur rendre une pleine citoyenneté dans la perspective de la loi de janvier 2002 et la création du 8ème collège du CNLE (Comité national de lutte contre l’exclusion) ? Je vais vous présenter d’abord les origines de ce projet et ses particularités, puis pour essayer de répondre à cette question de l’accès à la citoyenneté, Caroline va ensuite vous montrer quels sont les leviers et les freins au sein d'une association : les Petits Frères des Pauvres.

Nous avons commencé par travailler sur les effets de la précarité sociale sur la politique avec Céline Braconnier à l'occasion de l'élection présidentielle de 2012. On voulait voir comment votaient les personnes dans cette situation ? Nous avons panaché une étude qualitative, c'est-à-dire une grosse centaine d'entretiens auprès de personnes dépendantes des aides sociales en allant dans les centres d’accueil de jour et sur des lieux de distribution de colis alimentaires, avec une enquête quantitative et un indicateur de précarité que certains d'entre vous connaissent peut-être - on disait ce matin que la précarité ça n'est pas seulement monétaire - c'est la méthode utilisée par les centres de la sécurité sociale qui donne une vision large de la précarité, pas seulement la pauvreté monétaire, mais aussi l'isolement social, culturel et le manque d'accès aux soins. A partir de là, nous avons trouvé que le premier effet de la précarité c'est d’accroître l'abstention et le retrait, mais en second, on s‘est aperçu que toutes ces personnes avaient des préférences politiques, elles suivaient la campagne, elles avaient des choses à dire aux candidats et elles étaient traversées par les mêmes clivages que le reste du corps électoral, simplement en les amplifiant. En 2012, souvenez-vous, elles étaient beaucoup plus contre le président des riches, Nicolas Sarkozy, elles étaient pour la gauche parce que la gauche, même si Hollande n'est pas emballant, c'est quand même le cœur du social. Elles ne disent plus cela aujourd'hui, et il y a une certaine sympathie pour Marine Le Pen, parce que « elle au moins c'est pas une bourge » et aussi « au moins on comprend ce qu'elle dit ».

Mais ils n'étaient pas si différents, c'était presque des citoyens comme les autres et c'est pour cela, parce qu'il y avait une réelle demande de les entendre et de les écouter, qu'on s'est lancé dans ce deuxième projet PPP (Précarité, Participation et Politique).

Pour le coup c'est un projet particulier, c'est un « PICRI », c'est-à-dire un projet « Partenariat Institutions Citoyens pour la Recherche et l’Innovation » de deux ans financé par la région Île-de-France qui permet l'association entre une équipe de recherche, Florence Haegel et Céline Braconnier de Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye et Sciences-Po Paris et une organisation de la société civile, les Petits Frères des Pauvres, et particulièrement la fraternité de Saint – Maur qui s'occupe des personnes de plus de 50ans qu'elles vont sortir de la rue et qui sont en situation de très grande précarité.

Les Petits Frères des Pauvres s'interrogeaient sur leur rôle. Est-ce qu'ils rendaient dépendantes ou autonomes les personnes dont ils s'occupaient ? Donc nous avons véritablement articulé ensemble, croisé nos savoirs, pour voir comment faire un projet qui soit scientifique mais qui réponde à leur demande de dégager de bonnes pratiques, de changer leur manière de fonctionner.

L'avantage d'un PICRI et je repense à ce qu'on a dit ce matin, l'angle pour nous était important parce que c'était une association et notre hypothèse c'était que c'est dans les associations que se joue l'accès à l'autonomie, à la citoyenneté.

D’autre part, cela donne du temps. En deux ans on peut aborder les sujets qui fâchent : l'argent, le reste à vivre, le tri entre les bons et les mauvais pauvres, toutes ces choses qui n'arrivent pas à se dire dans les premiers entretiens.

Puis cela nous a permis surtout de croiser les savoirs, l'idée était surtout de croiser ce qu’on a comme savoirs de recherche avec les savoirs des personnes accompagnées, les savoirs des bénévoles qui sont plus nombreux que les salariés chez les Petits Frères des Pauvres et les savoirs des salariés. Et c'était de ce kaléidoscope qu'on voulait sortir une meilleure image de l'accès à la citoyenneté.

Je voudrais juste dire concrètement comment a fait. On a croisé les méthodes, l'avantage du PICRI est qu’il donne une totale transparence. L'association nous a complètement ouvert ses portes, ses dossiers, on a passé du temps en observation participante, à l'accueil dans les réunions de groupe. On reconnaît les personnes accompagnées, on les a apprivoisées, on fait maintenant partie des murs de l'association. On a fait non seulement de l'observation participante, l’analyse des dossiers pour faire un travail quantitatif, des entretiens, mais surtout, au cœur de ce travail, il y avait des focus groupes.

Par petits groupes de 5 à 6, les personnes accompagnées, des hommes, des femmes en groupes séparés (parce que si on mettait ensemble les hommes et les femmes, les femmes étaient complètement écrasées dans le groupe), les bénévoles, des salariés, trois quatre heures filmées, autour de quelque chose à manger pour que ce soit convivial et en laissant une énorme liberté aux personnes de s'exprimer, de dire leurs attentes, comment elles voyaient leur place dans la société et ce qu'il fallait changer.

Nous avons vu apparaître beaucoup d'obstacles à cette autonomisation, obstacles qu'elles nous ont signalés elles-mêmes. Nous sommes à mi-parcours et l'idée - quand on aura terminé dans un an - c'est toujours difficile de présenter une recherche en cours - l'idée est de faire une restitution bien sûr avec les personnes accompagnées qui nous demandent périodiquement « alors vous en êtes où, comment ça se passe ? », avec les salariés, les bénévoles et l'association et d’essayer d'en dégager ces fameuses bonnes pratiques et pour nous un savoir cumulatif.

Ce qui se passe là-dedans, Caroline va vous l’expliquer concrètement mais je voudrais juste dire une chose par rapport à ce qui a été dit ce matin, le CNLE est à des milliers de kilomètres de ces personnes accompagnées, ce n’est pas çà le plus important, ce qu'elles attendent d'abord c’est que l'association soit un sas pour leur permettre, avant de devenir citoyennes, de devenir des personnes avec un visage humain. Je pense à une femme en particulier qui était dévorée par les puces et qui ne voulait même pas se déshabiller devant l'infirmière. C'est un processus sur le long terme.

Je passe la parole à Caroline Arnal.

 

Caroline Arnal : De cette immersion dans la vie associative, nous avons pu identifier un certain nombre de leviers et de freins à l'expression citoyenne, à l'exercice d'un pouvoir d'agir pour les personnes en situation de grande pauvreté. On l'a dit, c'est un travail en cours donc ce sont plus des pistes que des résultats véritablement éprouvés qu'on va vous présenter aujourd'hui.

Un premier ensemble de difficultés, de freins à la prise de parole tient à l'expérience même de la grande précarité des personnes accompagnées. Je dis personnes accompagnées parce que c'est la terminologie qui est utilisée au sein de l'association.

Un premier ensemble de freins est lié à cette expérience de la grande précarité. De nombreuses personnes qu'on a pu avoir dans les focus groupes, qu'on a pu rencontrer au sein de l’association portent des stigmates y compris physiques et psychologiques de la vie à la rue, du moins pour celles qui ont connu une période plus ou moins longue d’errance.

Ils sont décrits par les travailleurs associatifs comme des « cabossés de la vie », abîmés psychologiquement, physiquement. Les entretiens collectifs qu'on a menés auprès des personnes accompagnées (nous avons fait des focus groupes avec les hommes et les femmes) soulèvent des besoins exprimés dans le temps et je cite leurs mots de besoin de resocialisation, de redevenir une personne, de retrouver une estime de soi, de pouvoir à nouveau se regarder dans une glace, de se reconstruire. Il y a des exemples nombreux où ils décrivent la situation de dégradation y compris physique où ils étaient au moment où ils sont entrés dans l'association.

On comprend bien que participer à la vie associative, et plus encore à fortiori en dehors d'elle, pour porter une parole collective n'est pas une préoccupation immédiate, ça n'est pas évident ; autrement dit avant d'arriver à un « nous » et arriver à l'expression d'une parole collective il faut d'abord reconstruire le « je ».

L'association offre un temps pour redevenir une personne, pour retrouver une dignité et l'association occupe dès lors la fonction de retrouver une resocialisation où prévaut, et c'est peut-être ça qui nous a un peu surpris au début, une demande de réelle participation.

Ces attentes autour de retrouver la dignité ne sont pas non plus celles de toutes les personnes accueillies, il y a une grande diversité, une hétérogénéité des trajectoires qui sont plus ou moins heurtées et qui font que le chemin vers cette fameuse autonomie tant recherchée et tant espérée est vue comme plus ou moins à long terme, même si cette notion d'autonomie est effectivement à discuter parce qu'elle est portée par les différents groupes qui peuvent être divergents.

Toujours dans ce premier ensemble de freins liés aux expériences des personnes en situation de pauvreté, un autre élément est que la dépendance à l'égard de l'aide sociale crée une situation de mise en concurrence les uns avec les autres qui fragilise la solidarité et la construction d'une identité collective, en tout cas qui ne la rend pas du tout évidente.

Dans les relations avec les autres, il y a souvent des clivages, en tous cas dans les discours qui sont souvent récurrents, entre les favorisés et les autres, ceux qui parlent bien et ceux qu’on n’entend pas, ceux qui sont bien lotis et ceux qui le sont moins. Ce sont des choses qu'on retrouve beaucoup dans les discours et la distinction classique entre bons et mauvais pauvres et ces catégorisations, ces distinctions ne les mettent pas dans une situation où la solidarité peut être une donnée de fait, quelque chose d'immédiat, il faut du temps, il faut un temps assez long pour qu’elle se construise et avec des moyens aussi.

Un deuxième ensemble de leviers et de freins ne tient plus seulement à cette expérience de la grande pauvreté mais aussi au cadre associatif, à la vie même au cœur de l'association.

Un élément récurrent et qui était commun à tous les acteurs, que ce soient les salariés, les bénévoles ou les personnes accompagnées, a été de décrire l'association comme une famille. Tous ont souligné l'existence de liens forts noués à l’intérieur. En plus, l'association organise des séjours de vacances et du coup la relation change et des rapports différents se tissent avec les bénévoles et la métaphore familiale est utilisée pour souligner le caractère protecteur, le climat de confiance de l'association qui soutient et qui autorise aussi ce temps nécessaire pour se reconstruire.

Mais la famille n'est pas que protection, elle est aussi contrainte avec des règles et notamment les règles les plus contraignantes aux yeux des personnes accompagnées étaient celles qui étaient liées à l'argent, à sa gestion, et celles qui entraînaient le sentiment de ne pas être autonomes et de dépendre de l'association.

De la même manière, si on prend au sérieux cette métaphore familiale et si on file la métaphore, dans une famille, tout le monde joue des rôles différents et on a souligné l'hétérogénéité des personnes accompagnées. Il y a une grande diversité de trajectoires, de profils au sein des salariés et des bénévoles et aussi des tensions et des conflits autour des moyens donnés à l’accompagnement en fonction des difficultés pour sortir quelqu'un de la rue, etc. Donc il y a des clivages qui peuvent concerner des différences générationnelles, il y a des salariés plutôt jeunes et des bénévoles aussi parmi lesquels il y a des retraités, anciens cadres, etc. Donc des conceptions parfois divergentes de l'accompagnement, de la manière d'aider les personnes et une différence de style avec plus ou moins d'autorité, de charisme, de paternalisme ou de maternage. Et on peut aussi entendre des critiques qui s'adressent les uns aux autres.

Donc toujours en prenant au sérieux ce rapprochement de la vie associative et de la famille, un des freins peut-être aussi un fonctionnement en clôture, un accompagnement protecteur entraînant un repli sur un cocon un peu chaleureux qui limite aussi la volonté d’interventions extérieures.

On a beaucoup entendu dire qu’on n’a pas besoin d'autre chose ici, on a tout ici, ils nous fournissent tout ce dont on a besoin.

Enfin ce qu'on a pu retirer de l’enquête, c’est le désir chez les personnes en situation de pauvreté de parler, pas seulement dans l'entretien face-à-face avec les salariés avec les bénévoles, pas forcément sur des questions liées à la situation de précarité, aux aides sociales, de parler d'autre chose et notamment de parler entre eux de politique.

Il se peut ici que l’un des freins soit que les associations se définissent souvent comme apolitiques, en tout cas avec une exigence de neutralité, et mettent à distance finalement la politique vue comme clivante, comme forcément partisane, comme non noble et donc comme source de conflits, de polémiques que les salariés et bénévoles cherchent à éviter.

Mais la politique ça n'est pas que ça, en tous les cas dans notre conception, ce n'est pas qu'une source de division, il y a aussi une réelle demande à entendre des personnes, à avoir des espaces de discussion. Et comme le disait Nonna Mayer, la première enquête avait montré justement que les personnes ont des opinions, suivent de près les actualités politiques, et s'y intéressent. Souvent on a eu des retours sur les focus groupes disant « on a eu un moment de discussion collective qui était certes éphémère, mais on a pu parler de choses dont on ne parle pas ensemble d'habitude ».

Pour conclure, cette recherche, ce PICRI, nous a permis de bouger, de croiser les méthodes, d'avoir une expérience associative pour dire comment entrer en contact, et nous avec notre méthodologie de recherche d'apporter des éléments de compréhension de ces freins et de ces leviers à la participation.

Cela a été une occasion de travailler en contact étroit et de réfléchir ensemble -l a suite de l'enquête permettra certainement d'y répondre pour le moment c'est un peu tôt -.de réfléchir ensemble à ce problème fondamental dans une démocratie qui est celui de l'exclusion sociale qui mène presque inexorablement à l'exclusion politique et du coup à cette inaudibilité.

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