animée par Xavier Godinot, ATD Quart Monde, co-directeur d'une recherche internationale sur les dimensions de pauvreté menée en croisement des savoirs en partenariat avec l’Université d’Oxford
Patrick Cingolani, Laboratoire de changement social et politique, Université Paris – Diderot
Jean-Michel Fourniau, Directeur du GIS (Groupement d'Intérêt Scientifique) Démocratie et Participation, CNRS
Nonna Mayer, Directrice de recherche émérite CNRS, Centre d'études européennes de Sciences Po
Catherine Neveu, Directrice de recherche CNRS, IIAC
Premier tour de table : « Pourquoi vous sentez-vous concernés par ces recherches participatives et quelle est votre expérience ? »
Catherine Neveu : Il y a différents niveaux qui font que ces questions m'intéressent ; tout d’abord une conception de la recherche comme ne pouvant pas se développer en vase clos et donc une posture dans mes travaux, depuis le début, dans laquelle la question de l'échange et de la discussion avec les personnes et les groupes avec lesquels je travaillais a toujours été extrêmement importante. Je suis notamment préoccupée par le désir de permettre aux gens avec qui on travaille de s'approprier les résultats de la recherche pour leurs propres usages et leur propre volonté d'action et de réflexion.
Au-delà de ça, il me semble qu'il y a aujourd'hui une nécessité d'aller plus loin dans ce type de démarche, de s'interroger sur le rôle social de la recherche. Les chercheurs ne vivent pas hors de la société, c'est important de le rappeler.
Cela fait plusieurs années que je travaille avec le mouvement des centres sociaux au sens large et on voit bien là qu'il y a une forte demande de coopération avec des chercheur.es. Et c'est aussi sur cette base que je vais tenter de contribuer au débat d'aujourd'hui, sur la mise en lumière de la réflexivité qui existe déjà parmi les personnes qui travaillent avec les centres sociaux. Elles ne sont pas forcément en situation de très grande pauvreté ou précarité, mais vivent dans des quartiers populaires où un certain nombre de difficultés existent au quotidien.
L'autre raison de mon intérêt pour ces questions, c'est le travail mené dans le cadre du GIS (Groupement d'Intérêt Scientifique) « Démocratie et participation » dont je fais partie depuis sa création et dans lequel nous avions mis en place il y a deux ans une initiative appelée « atelier chercheur.es-acteur.es ». On avait essayé de mettre au travail, avec un certain nombre de mouvements associatifs, la question de comment élaborer des recherches participatives dans leur conception, dans leur réalisation, dans leurs modalités de circulation et d'appropriation. C'est un peu sur cette base que ces questions m'intéressent mais j'ai beaucoup à apprendre ici.
Patrick Cingolani : En préalable, je voudrais rappeler que mon intervention s'inscrit dans le projet d'une plate-forme des savoirs critiques à laquelle je ferai à plusieurs reprises allusion.
Je vais partir de ma position de sociologue. Dans une certaine mesure la question des sciences sociales pose tout de suite l'enjeu de l'égalité puisque le fait de s'adresser à d'autres êtres humains induit le fait que l'autre qui est mon interlocuteur est aussi un égal et pas seulement un égal en dignité. Comment se rapporter à un égal quant au savoir ? Quelle est l’originalité du savoir du sociologue par rapport à, par exemple, un.e interviewé.e ? Comment éviter le surplomb et en même temps assumer une différence, une spécificité de ce que l’on apporte ? Fondamentalement l'enjeu épistémologique est traversé par un enjeu éthique qui me paraît tout à fait fondamental. Ça c'est le premier point.
Et le deuxième point, c'est la problématique de la pluralité. Dans une certaine mesure, on ne peut pas dans les sciences sociales imaginer un savoir total. En tout cas la question du technocratique est totalement contraire à la logique des sciences sociales au sens où finalement il y a une particularité d'expérience, On a d'ailleurs parlé constamment ici des expériences, de cette singularité, et c'est celle-ci au fond que doit travailler le sociologue, en interaction évidemment avec les gens qui font cette expérience. Ce qu'on peut aussi désigner comme un savoir situé. Donc je pense que la sociologie, ou même les sciences humaines et sociales, ne peuvent pas faire l'économie au fond de ce rapport du sujet à son expérience. Dans une certaine mesure, dans les disciplines du XXe siècle, Freud et la psychanalyse ont bien montré que le sujet a toujours quelque chose à dire sur lui-même, sur son expérience, et que c'est de là qu'on doit partir pour réfléchir, interroger, et trouver des issues à ses soucis, a ses problèmes et à ses épreuves.
En même temps, il y a une deuxième dimension de cette plate-forme des savoirs critiques et de cette réflexion, qui est peut-être un élément complémentaire à apporter car on a surtout insisté ici sur les expériences. Je voudrais mettre l’accent, pour ma part, sur la question des dynamiques collectives et des mouvements sociaux. Il y a tout un enjeu de la relation de la sociologie à une dimension politique très spécifique qui est la dimension du collectif, la dimension des mouvements et notamment l'exigence de se rapporter aussi aux créations collectives de ces mouvements et la manière dont les mouvements transforment les sujets individuels, transforment les énoncés. Et donc, j’ai voulu mettre en interaction cette plate-forme des savoirs critiques avec les actions collectives. C’est-à-dire donner aussi une chance à l'université de pouvoir interagir avec les mouvements sociaux dans ce qu’ils apportent comme savoirs, comme savoirs sur la dimension invisible, non reconnue du social (je reviendrai sur ce point).
Nonna Mayer : En fait, c'est ATD qui m'a conduite ici, parce qu'en 2008 ils sont venus me voir pour faire un grand colloque sur la démocratie à l'épreuve de l'exclusion à Sciences Po en me demandant d'intervenir dans la séance du colloque qui portait sur la restitution de l'atelier sur le Croisement des savoirs. 2008 est vraiment une année clé car c’est grâce à ATD que j'ai commencé à m'intéresser à cette question.
En même temps, pour être entièrement honnête, à Sciences-Po on essayait avec Louis Chauvel de faire un groupe pour tenter d'insérer la France dans les recherches internationales sur les conséquences politiques de la pauvreté, de l'exclusion et de la misère. Donc tout cela est arrivé en même temps.
Ensuite j'ai essayé de faire un projet pour l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) sur les conséquences électorales des inégalités et notre projet a été le premier collé. Donc on n'a pas eu l'argent, on a fait un projet sur les inaudibles, les pauvres avec l’aide de l'EDF et Sciences-Po mais qui a coûté beaucoup moins cher parce que c'est nous qui faisions une partie des entretiens avec nos étudiants.
Bien avant nous, l’association américaine de SciencesPolitiques avait lancé un groupe de travail sur les conséquences politiques de la pauvreté et j'avais retenu une phrase magnifique qui figurait au début du rapport : «Les riches, ils rugissent, alors les gouvernements les entendent. Mais les pauvres ils chuchotent, alors personne ne les entend ». C'était une manière métaphorique de dire que les plus pauvres personne ne les représente, personne ne les écoute, personne ne les entend. Quand on est allé faire nos entretiens avec Céline toutes les personnes qu'on a abordées étaient ravies qu'on leur demande, non pas pour la énième fois de raconter leur parcours et à quels droits ils pouvaient postuler, mais qu'on leur demande ce qu'ils pensaient de la politique et des candidats. Ils disaient, « c'est génial, c'est la première fois que quelqu'un vient nous demander notre avis ».
Donc je continue dans cette direction et le dernier projet « Précarité, Participation Politique » c'est l'idée de passer à un stade au-dessus, de passer à un projet de politique appliquée, de dégager les bonnes pratiques dans ce partenariat avec les Petits Frères des Pauvres mais ensuite également avec d'autres institutions.
Jean-Michel Fourniau: Je voudrais d’abord dire qu'étant dans un institut de recherche finalisé sur les transports, je connais sans doute une socialisation de chercheur un peu différente de celle des chercheurs au CNRS. C’est en effet une forme d'institutionnalisation de la recherche où le rapport avec les acteurs, tous les acteurs industriels, et les grands acteurs, est fortement intégré dans le déroulement même et la programmation des travaux de recherche. Ayant travaillé sur des conflits d'aménagement, j'ai été conduit justement à être confronté à des acteurs locaux qui réclamaient le droit à la parole alors qu'ils ne l'avaient pas. Ce n'était pas des gens en situation de précarité du tout, mais qui, par rapport aux processus de décision, étaient tout de même en situation d'exclusion et qui réclamaient le droit à la parole, qui revendiquaient ce droit à la parole, et se mettaient dans des situations d'enquête pour constituer leur point de vue.
C'est ce qui m'a conduit finalement à travailler sur les questions de participation et à m'intéresser justement à ces situations d'enquête dans lesquelles des savoirs sont constitués, se croisent et se confrontent à d'autres savoirs qu'ils soient académiques ou savoirs d'expertise détenus par les pouvoirs publics.
Alors, à partir de là, effectivement je me suis intéressé aux questions de démocratie participative. On a créé avec quelques autres, dont Catherine Neveu, ce réseau de recherche comme Groupement d'Intérêt Scientifique. C'est un réseau de chercheurs sur les questions de démocratie et de participation puisqu'il se trouve que ces questions sont largement montées dans la société et qu'aucun laboratoire de recherche n'est spécifiquement constitué autour de cet objet de recherche. Et donc il y avait besoin de partager d'abord entre chercheurs, des problématiques, des questionnements. C'est ça l'objet de ce Groupement d'Intérêt Scientifique. C'est après sa constitution que s'est posée rapidement la question de son rapport avec les acteurs de la participation. On a organisé en 2015 un premier colloque sur la question des rapports entre acteurs-chercheurs, et il y a un mois un autre colloque sur les questions d'expérimentation démocratique qui était une manière de prendre en compte la question des rapports entre acteurs et chercheurs. Et puis du côté du ministère de l'environnement, s'est constitué, il y a quelques années, un réseau d'échanges sur des recherches participatives qui s'appelle REPERE « Réseau d’Échange de Projets » sur le pilotage de la recherche et l'expertise, et qui est essentiellement un réseau de recherche et d'échange autour de pratiques de recherches participatives, c'est-à-dire de recherches qui donnent une place aux associations qui sont engagées sur des enjeux d'environnement et de développement durable. L'enjeu majeur de ces recherches est donc de concevoir des démarches de recherche où les associations soient coproducteurs de la rechercheaux côtés des acteurs académiques et au même titre que ces derniers.
C'est à ce titre là que je suis intéressé par ce qui se joue aujourd'hui dans les rapports acteurs chercheurs avec des acteurs en situation de pauvreté.
Deuxième tour de table : l'intérêt scientifique et épistémologique des recherches participatives en croisement des savoirs
Xavier Godinot : On a rappelé précédemment la croissance des recherches participatives surtout depuis les années 2000, mais on sait aussi que les recherches participatives n'ont pas toujours bonne presse dans le monde universitaire. « Quel est pour vous l'intérêt scientifique de cette approche, à quelles conditions pensez- vous que ces recherches puissent être fécondes ? »
Catherine Neveu : Je ne suis pas sûre de répondre à l'ensemble de ces questions et un certain nombre de choses ont déjà été évoquées ce matin. Ce qui est vrai c'est que ces formes de recherche qui connaissent une longue histoire (et ce serait bien de prendre en compte l'historicité de ces postures de recherche qui ne datent pas d'aujourd'hui) ont le souci d'une connexion, d'un échange, d'une co-construction entre différents membres de la société. Donc il est souhaitable de prendre en compte leur historicité et aussi la diversité des expériences qui se déroule depuis quelques années. Il pourrait être intéressant qu'elles se rencontrent et qu'elles discutent ensemble.
Pour mentionner quelques-uns des intérêts qui me paraissent extrêmement importants, c'est par exemple de rendre visibles des manières de poser des questions ou de les envisager dans leurs différences. Cela me paraît intéressant, à la fois du point de vue scientifique et politique au sens large, de rendre visibles des questions qu'on ne voit pas ou de rendre visibles des manières de penser ces questions qu'on aurait du mal à repérer, La question qui se pose immédiatement après, c'est : arrive-t-on à faire en sorte que ces manières de poser, de formuler différemment les enjeux et les questions trouvent des formes de traduction institutionnalisée, par exemple dans la définition des priorités de recherche ? Les priorités de la recherche ne sont pas encore impactées me semble-t-il par ce type de recherche, elles sont élaborées de façon peu participative.
Il me semble aussi et c'est lié, qu'un autre intérêt à la fois scientifique et épistémologique est d'obliger tout le monde à retravailler sur les catégories qu'on utilise, sur les mots qu'on utilise, pour décrire ou pour faire sens d'une situation, parce qu'on sait tous très bien que les mots ont un poids extrêmement important dans les possibilités mêmes de transformer des situations, dans les possibilités mêmes de se vivre comme un acteur légitime. Là il y a des responsabilités partagées. Il appartient beaucoup aux chercheur.es de faire attention aux mots qu'on utilise pour décrire et faire sens et aux catégories qu'on utilise.
Dernier point, ces démarches permettent d'expliciter le caractère situé de nos propres savoirs car les chercheur.es ne vivent pas dans un monde de pure abstraction, ce sont aussi des êtres sociaux et leurs savoirs sont aussi des savoirs situés. Je pense qu’il est important d'expliciter la pluralité des savoirs situés des chercheur.es eux-mêmes.
Il me semble qu'un autre intérêt scientifique et épistémologique, notamment dans la période actuelle, est de nous permettre un réarmement collectif de l'esprit critique. Cela me paraît une urgence démocratique absolue.
Patrick Cingolani : En écho à ce qui vient d'être dit précédemment, je pense que cette ouverture sur des expériences qui concernent les figures de pauvreté ou qui concernent d'autres dimensions est une chance pour l'université. Donc mon point de départ c'est que le savoir ne vient pas seulement des savants ou du monde académique. Face à une sorte d'inclination dogmatique ronronnante du savoir académique, au sens où on a un corpus et on répète un peu tout ce qu'on sait, l'enjeu c'est une ouverture sur la société. C'est aussi un moyen de renouveler ce savoir. Il y a un enjeu proprement interne à l'université dans ce dialogue avec la question du dehors. Dans les années 60, l'université a été interpellée du dehors par les mouvements sociaux, que ce soit le féminisme, le mouvement ouvrier, la question des immigrés, toutes ces figures-là se sont progressivement incorporées dans un corpus académique. Or il me semble qu'aujourd'hui il y a de nouveaux enjeux qui se posent dans une interaction avec des mouvements sociaux, avec des expériences qui ont une labilité, une fragilité beaucoup plus grandes qu’hier. On le voit par exemple avec le mouvement des chômeurs, comment ce mouvement a eu des moments de force à la fin des années 90 et en même temps s'est progressivement effacé.
C'est là où la réciprocité apparaît. Il est également important pour les mouvements sociaux, pour les expériences sociales, de venir éprouver leurs énoncés à l'université dans un lieu qui les sort de l'immédiateté, mais aussi qui les sort d'une sorte de langue de bois militante, de manière à interroger leurs certitudes et leurs savoirs. La catégorie de « dehors » me semble pertinente, mais dans une certaine mesure il faut aussi que l'université puisse servir d'espace-autre pour des mouvements qui sont effectivement dans des contextes particuliers, eu égard à tout un discours gestionnaire, de l’efficacité, de la rentabilité, de l’activation. On a parlé de la question de la « déshumanisation », on a vu comment la quantification, la dimension comptable est extrêmement hégémonique et comment il y a une difficulté à construire des énoncés face à ça. L'université pourrait être un lieu dialogique concernant cet aspect..
Nonna Mayer : Je suis convaincue de l'intérêt scientifique et épistémologique des recherches participatives en croisement des savoirs puisque depuis 2008 j'ai commencé à faire à mon modeste niveau des recherches participatives. Cela me semble indispensable parce qu'on a souvent tendance quand on est chercheur à parler de notre objet d'étude et à oublier que notre objet d'étude est d'abord et avant tout un sujet et qu'il a des connaissances et des savoirs et que c'est dans la confrontation des deux qu'on arrive à quelque chose. C'est comme le pécheur qui jette son filet, il ne sait pas où le jeter. C'est en discutant avec les personnes avec lesquelles on a envie d'en apprendre plus qu'il fautchanger notre manière de voir les choses et de poser notre problématique.
Donc je suis tout à fait pour et j'ai été formée à l'entretien non-directif par Guy Michelat.
Il nous apprenait qu'on ne pose pas nos questions, on attend que la personne réagisse à un thème avec ses questions, sa manière de les interpréter, C'était déjà une forme d'attitude où on reconnaît le sujet. Il n'est pas un objet de recherche d'ethnographe, il a un savoir. Il me semble simplement que cela pose un certain nombre de problèmes épistémologiques.
D'abord, définir notre objet et ce n'est pas évident, il n'y a rien de plus compliqué que de définir « pauvreté, exclusion, inégalité sociale ». Donc selon le groupe que l'on va étudier on ne trouvera pas les mêmes choses.
Ensuite, c'est difficile d'éviter une posture militante, ou une posture simplement compassionnelle, il faut arriver à rester sur un terrain scientifique c'est-à-dire d'accumulation des connaissances. En fait il faut une recherche délibérative où on discute les résultats en commun en évitant ces différents pièges. Il me semble enfin qu'il y a des problèmes éthiques. Comment préserver l'intimité, l'anonymat de la personne ? Comment est-ce qu'on peut faire pour la rétribuer pour le temps qu'elle passe ? Comment arriver à garder une relation sur un pied d'égalité qui ne soit pas destructrice à terme pour les personnes avec lesquelles on travaille ? Il y a eu plein de problèmes ces derniers temps, de procès à l'égard des chercheurs. C'est complexe le monde des relations avec nos sujets d'étude.
Jean-Michel Fourniau: Vous avez rappelé que j'avais une formation d'ingénieur, maintenant je suis sociologue. Une des expériences les plus marquantes dans mon début de métier de sociologue a été au cours d'un entretien dans le cadre d'un conflit d'aménagement, il y a assez longtemps maintenant, où une personne que j'interviewais, une responsable associative, m'avait dit : « Je veux bien vous consacrer 3h d'entretien, mais d'abord je voudrais que vous disiez à quoi ça va me servir ? ».
C'était une question extrêmement dérangeante qui pose bien la question de ce qu'est produire un savoir. C'est une question épistémologique : est-ce que ce savoir a une utilité ou n’en a aucune pour qui nous a apporté une compréhension, une connaissance des situations ?
Et je crois que les questions de l'exclusion, de l'écologie, de la démocratie interpellent fortement l'épistémologie des sciences fondée sur les disciplines, sur les théories et nous obligent à réfléchir, ce qui est assez complexe peut-être, à de nouvelles épistémologies qui seraient beaucoup plus centrées sur les logiques de situation pour justement pouvoir donner sens à des situations (cela rejoint ce qui a été dit précédemment). Cela conduit à des réflexions qu'on a essayé d'entamer notamment au GIS Démocratie Participation et aussi dans le programme REPERE autour de la question de l'évaluation de ce type de nouvelles épistémologies fondées sur la robustesse et la pertinence des recherches. Cela nous a amenés à réfléchir sur ce que pouvait être la pertinence de ces recherches menées en coopération et aux conditions d'une réelle coopération réflexive mettant à égalité chercheurs et acteurs.
Troisième tour de table : l'effet transformateur des recherches en croisement des savoirs pour les participants individuellement et collectivement, mais aussi au-delà
Catherine Neveu : Dans mes expériences de recherches qui sont menées avec des acteurs du monde associatif et dans la période plus récente sur les quatre ou cinq dernières années avec le mouvement des centres sociaux, un des effets transformateurs est certainement la reconquête d'un sentiment de légitimité de la part des participant.es non chercheur.es, des participant.es non académiques, qui contribue au fait de pouvoir se reconnaître soi-même et d'être reconnu comme sujet politique pouvant participer à la transformation de la société et à la discussion sur la société.
Dans l'appel qui précédait ce colloque, il était rappelé à propos des professionnel.les, des praticien.nes, qu'un des effets transformateurs possibles de ces recherches participatives en croisement des savoirs pouvait être à la fois des changements dans les postures des professionnel.les, voire des changements dans les institutions.
On peut se poser la même question pour les chercheur.es, pour les institutions de la recherche. Je l'évoquais tout à l'heure, dans le changement de posture des chercheur.es, ce qu'on appelle le « lâcher prise » pour les praticien.es n'est pas forcément plus facile pour les chercheur.es. La question du collectif qui a été rappelée à plusieurs reprises comme étant un support extrêmement important à la mise en œuvre de ces pratiques me paraît être aussi une question pour les chercheur.es. Dans un contexte où le monde de la recherche est un monde de plus en plus concurrentiel, où les modalités de financement de la recherche et d'évaluation des chercheur.es sont individualisées et dans une mise en concurrence généralisée, il y a certainement là des transformations à réfléchir y compris sur des questions de temporalité, de durée nécessaire pour mener à bien ce type de projet. Comment peut-on inclure cette dimension dans la formation des étudiant.es, de la même manière qu'on pense à l'inclure dans la formation de tous les intervenant.es sociaux. Il y a des enjeux là aussi de transformation des modalités de formation des étudiant.es.
Il y a donc à la fois des effets transformateurs mais aussi des obstacles dont il faut prendre la mesure dans les modalités mêmes d'organisation du travail de recherche. Aujourd'hui, la conception de l'excellence individuelle ne me semble guère favorable à la promotion d'espaces bienveillants de coopération avec d'autres acteur.es, mais aussi entre chercheur.es.
Patrick Cingolani : Il a été question tout à l'heure des mots et des catégories et de la manière dont l'interaction avec le social nous questionne sur nos mots, sur nos catégories, sur le concept. En même temps, je pense que l'on peut aussi prendre en compte la manière dont les mouvements sociaux sont aussi porteurs de mots qui sont souvent des moyens de dire « nous ». Parce que les mouvements sociaux sont confrontés, dans leurs enjeux de reconnaissance, au besoin de dire « nous ». Par exemple le « nous sans-papiers » a été un moment de construction du mouvement social qui était un mouvement social de « clandestins ». Il y a vraiment un pouvoir des mots qui est à prendre en compte et les sociologues, les politistes doivent aussi travailler avec cette dimension des mots qui sont une manière de permettre aux sujets collectifs d'échapper à une certaine représentation d'eux-mêmes, à une image négative d'eux-mêmes. Il est aussi important de promouvoir par les mots des expériences qui sont souvent négligées, invisibilisées, etc.
Je donnerai un exemple assez ancien, à propos du mouvement des chômeurs et de la manière dont il a pu se constituer. Un moment, il y a eu un débat entre les divers porte-paroles de ces mouvements et notamment avec des porte-paroles du MNCP (le Mouvement National des Chômeurs et Précaires) sur le fait qu'ils employaient le mot « chômeurs ». Ils se revendiquaient comme « chômeurs » et on pouvait se demander comment ce mot de discrédit devenait tout d'un coup un mot de reconnaissance. En fait, ils insistaient sur le fait que ce mot «chômeurs» était important parce que dans les années 90 on a commencé à parler des « chômeurs » et plus seulement du chômage, de son évolution, de l’action des gouvernants pour le faire diminuer. Ces énoncés, sur la statistique du chômage, cachaient la réalité effective des existences et il s'agissait alors d'affirmer celles-ci, d'affirmer des expériences, des vies, des souffrances qui étaient effacées par la logique comptable du mot chômage.
Dans la manière dont je vois cette plate-forme des savoirs critiques qui est encore en projet, ce serait aussi un espace de réflexivité des pratiques militantes, des mouvements sociaux sur leurs mots, sur la manière dont ils peuvent se construire dans des mots et sur un certain nombre de sens à donner à cette expérience. Car il y a un sens collectif à donner et ce sens collectif n'est pas là d'emblée. Il n’a pas non plus à être inventé par les enseignants chercheurs mais à être discuté, interrogé dans une dynamique, et dans un contexte.
Caroline Arnal (chercheuse au Centre d’Études Européennes/Sciences Po Paris) : L'expérience de recherche qu'on vous a proposée précédemment est en cours. On ne peut donc être que dans une visée projective sur les effets transformateurs. Il y a beaucoup d'attentes qui sont formulées autour de « A quoi ça va servir votre recherche ? », « Comment ça va changer la situation individuelle ? » etc. Il convient donc d’être modeste. Et je pense qu'il ne faut pas non plus s'engager dans des promesses qui ne seraient pas tenues sur les transformations individuelles. L'idée, c'est que toutes ces recherches dont la nôtre ont participé à un croisement des représentations qu'on avait les uns des autres. Et là, la représentation que les gens avaient de Sciences-Po qui était : « Vous allez pouvoir agir sur les politiques, vous avez des accointances avec les milieux politiques », est revenu beaucoup au moment où on présentait notre recherche et où on commençait à entrer en contact avec les personnes. Certes, il ne faut pas nier que la parole des chercheurs n’est certainement et malheureusement plus entendue. Les choses d'aujourd'hui vont certainement changer quelque chose mais du coup il y avaitquand même ces représentations-là.
Malgré tout, on a beaucoup insisté sur l'éclairage, la mise en lumière, le coup de projecteur que ces recherches allaient permettre à partir de la restitution des résultats, à partir aussi de la restitution aux premiers concernés, mais aussi avec la diffusion des articles scientifiques dont on voit comment ils peuvent faire bouger les lignes au sein du milieu de la recherche. Donc l'idée est celle d'un pouvoir mesuré forcément qui amène à prendre ces questions de transformation avec beaucoup d'humilité.
Jean-Michel Fourniau : Je suis d'accord avec ce qui a été dit sur les effets transformateurs. Dans le programme REPERE du Ministère de l'écologie, la question, à travers ces nouvelles formes de recherche, est de penser les transformations de l'action publique, Plutôt que d'avoir une élaboration technocratique des politiques publiques qui
pose le problème de leur acceptabilité par les destinataires, l'idée c'est plutôt d'explorer des voies de co-construction des politiques publiques. C'est un premier effet transformateur.
Un deuxième effet transformateur, c'est celui qui concerne les chercheurs eux-mêmes, les postures de recherche. Cingolani évoquait les années 90 durant lesquelles des chercheurs étaient engagées dans des postures militantes. Beaucoup de chercheurs (pour reprendre une expression d'un de mes collègues que j'aime bien) disaient que la recherche est une autre manière de faire de la politique. Aujourd’hui on va vers une nouvelle épistémologie de recherche plus attentive aux situations, plutôt vers des postures plus impliquées dans des situations où le chercheur lui-même est impliqué comme les autres acteurs, chacun à son titre de manières diverses. Cela suppose des coopérations réflexives pour déterminer comment chacun est impliqué dans une même situation mais avec des finalités qui peuvent rester différentes.
Dernier tour de table : l'évaluation des recherches participatives et les critères de validation
Xavier Godinot : Puisque les recherches participatives associent des acteurs qui ne sont pas tous des universitaires, elles doivent mettre en œuvre des critères d'évaluation qui ne sont pas uniquement universitaires mais qui correspondent aux attentes des différents acteurs.
Catherine Neveu : Ce sont des questions sur lesquelles il y a encore beaucoup à travailler. La question que vient d'évoquer Jean-Michel Fourniau sur l'implication dans les situations est importante pour réfléchir à cette question de l'évaluation et des critères de validation.
Pour ne prendre que mon exemple dans le travail que je fais avec les centres sociaux, il se trouve que dans le parcours de recherche que nous avons partagé, je suis également devenue administratrice de la Fédération Régionale Centre-Val de Loire des centres sociaux à titre de personne-ressource, je n'ai pas le droit de vote, mais je suis membre du conseil d'administration de la fédération régionale et il me semble que c'est peut-être une manière de penser des formes de recherche impliquées dans des situations qui mettent au travail ensemble autrement des personnes dont il se trouve que les professions et les rôles sociaux sont diversifiés mais qui partagent des situations et qui essaient de les élaborer ensemble.
Il me semble que la question de la restitution est évidemment centrale, même si le terme de restitution n'est pas forcément adapté quand il s'agit d'une recherche co-construite puisque la relation n'est pas la même. En tout cas c'est un souci extrêmement important de rendre les résultats appropriables par chacun pour les usages qu'il entend en faire.
Là-dessus, la liberté doit aussi être laissée à chacun d'élaborer les propres usages qu'il peut avoir des savoirs qui sont produits ensemble et que même si le processus de validation de la robustesse de la recherche, comme disait Jean-Michel Fourniau, doit être collectif, je pense qu'il faut se garder la possibilité d'interprétations différentes et d'usages différents des résultats de la recherche.
Il me semble important aussi dans cette sphère de l'évaluation et des critères de validation de faire toute leur place à la diversité des pratiques. J'y reviens encore, parce qu'il y a énormément de collectifs, de structures, d'espaces, qu'il s'agisse de l'université au sens large ou des mouvements sociaux dans lesquels ces questions-là non seulement se discutent mais se pratiquent, et je pense que la mise en commun de toutes ces expériences ne peut que contribuer à l'élaboration commune de critères d'évaluation et de validation de la pertinence sociale et de la capacité transformatrice de ces recherches en co-construction de savoirs.
Patrick Cingolani : Je ne parlerai pas du mot évaluation, je trouve que nous sommes écrasés par le discours de l'évaluation et dans une certaine mesure il apparaît paradoxal par rapport à la problématique qu'on essaie de développer ici. En tous cas je me tiendrai dans une certaine posture de défiance par rapport au discours de l'évaluation pour insister principalement sur les éléments de validation.
Les éléments de validation, c'est l'activité réflexive des groupes sur eux-mêmes, à travers des formes de médiation qui peuvent être justement la médiation universitaire. Reprendre quelque chose de l'ordre de la critique, de l'autocritique des mouvements de manière à ce qu'ils clarifient leurs énoncés et qu'ils les construisent.
On a évoqué à un moment la dimension consensuelle. C'est important de rappeler qu'il y a aussi des enjeux conflictuels, des enjeux d'injustice dans la société et que c'est aussi ces enjeux-là qui doivent être construits, co-construits dans des interactions.
Le deuxième point, c'est la question de la visibilité. Il était question effectivement de cette visibilité et tous les mouvements sociaux sont portés par cet enjeu-là : rendre visible les invisibles, visibles ceux qui étaient invisibles. Encore une fois l'exemple des sans-papiers peut paraître facile puisque les clandestins étaient renvoyés à une invisibilité sociale. Mais au fond les figures de la pauvreté peuvent aussi être renvoyées à une invisibilité sociale. La question c'est de rendre visible les invisibles, mais aussi de rendre visible des espaces invisibles, des enjeux invisibles. De ce point de vue-là, je pense que la question des formes de violence et de souffrance dans la quotidienneté ou dans le domestique me semble aujourd'hui très importante. C’est ce qu’a fait à l’échelle historique le mouvement des femmes autour de l’invisibilité du domestique ou des violences conjugales par exemple.
J'ai mené une recherche récemment sur des formes d'expérience précaire qui concerne plutôt les classes moyennes, notamment des jeunes travailleurs précaires du secteur de la culture. On voit très bien que, de plus en plus, les gens travaillent chez eux et peuvent avoir des expériences de souffrance qui relèvent du monde de l'intime, des difficultés qui relèvent du monde de l'intime et je pense aussi que dans les expériences de la pauvreté plus radicales, il y a tout l’enjeu d'une quotidienneté sur lequel il faut revenir, qu'il faut rendre visible.
Il faudrait réactiver une vieille idée d’Henri Lefebvre, l'idée d'une critique de la vie quotidienne, tant cette vie quotidienne est profondément marquée soit par des formes marchandes de domination, soit par des violences économiques.
Un autre élément c'est autour de l'idée que je n'ai pas évoquée jusqu'à présent et qui renvoie bien à la question de la visibilité, c'est la question des formes de vie. Il y a aujourd'hui des tas de choses qui se passent dans le social, vers des formes de vie alternatives ou en tout cas des usages, des pratiques. La pauvreté ce n'est pas seulement une condition, mais ce sont des gens qui travaillent, qui interrogent, qui cherchent. A travers leur expérience ou condition, il y a des formes de vie qui émergent. Un des enjeux des recherches universitaires, c'est aussi d'approcher ces formes de vie.
La pauvreté c'est la tristesse, la souffrance, une dimension d'impuissance, mais peut-être y a-t-il aussi à chercher, à l'intérieur des expériences, des pratiques. La pauvreté ça n'est pas toujours un état, c'est aussi un moment. Il y a donc des choses à chercher dans les formes de vie des groupes qui sont confrontés à la question de la précarité. Ils possèdent peut-être des savoirs, des pratiques alternatifs. Serge Latouche a tenu des énoncés peut-être excessifs sur ces potentialités dans La planète des naufragés mais son livre donne l’idée d’expériences sociales de la pauvreté ou de l’informalité qui peuvent être exemplaires de formes de vie alternative. Il y a comme une recherche de potentialités alternatives parmi les plus pauvres qui pourraient faire exemple.
Nonna Mayer : Il me semble qu'on peut parler d'évaluation à trois niveaux :
Le premier c'est au niveau scientifique. Ce n'est pas parce qu'on est dans une recherche participative qu'on n'est pas dans une recherche cumulative où on prend en compte les travaux qu'il y a eu avant, où on regarde ce qui s'est passé dans l'histoire ou dans les autres pays. Nous pouvons regarder du côté de la sociologie de l'exclusion mais aussi de la représentation politique, de l'action politique, des mouvements sociaux, des politiques publiques. Un critère d’évaluation serait : est-ce ce qu'on apporte quelque chose de plus par rapport à ce travail cumulatif qu'est une recherche scientifique ? Voilà le premier niveau.
Le deuxième niveau c'est par rapport aux personnes en situation de pauvreté. Est-ce qu'on a posé la bonne question ? Est-ce qu'on apporte les bonnes réponses aux problèmes qu'elles se posent. Et là c'est plus en termes de recherche appliquée. Et quelle est la qualité, ce n'est pas simplement la robustesse, la rigueur, la méthode, mais la capacité à apporter une petite pierre dans la manière de changer le monde.
Et le troisième niveau qu'on oublie souvent, c’est, après le temps long de la recherche, le moment de la restitution, le moment d'en faire quelque chose de clair qu'on peut livrer au grand public, le stade de la vulgarisation dans un langage clair et accessible au commun des mortels et la manière dont on pourra faire passer ses idées dans l'opinion. C'est le 3ème troisième stade de l'évaluation.
Jean-Michel Fourniau : Cette question de l'évaluation et de la validation, au sens du choix des projets par exemple dans un programme de recherche et de leur validation une fois que les projets de recherche arrivent à leur terme, s'est beaucoup posée dans le programme REPERE et dans un programme comme le programme PICRI qu'a évoqué Nonna Mayer.
Il y a cette question des critères et il y a aussi des questions d'organisation. Par exemple au Ministère de l'écologie qui a eu un ensemble de programmes de recherche il y avait bien l'idée qu'il y avait deux types de jugement : un jugement scientifique et un jugement sur la pertinence sociale
Ces deux jugements étaient indépendants et les deux comités qui les réalisaient étaient distincts. Dans le programme REPERE on a essayé de réfléchir sur le lien qu'il pouvait y avoir entre pertinence sociale et excellence scientifique avec l'idée que justement il ne faut pas considérer que ces deux jugements sont indépendants, mais qu'au contraire ils se renforcent l'un l'autre. C'est assez expérimental encore, et c'est difficile de préciser ce lien entre pertinence et robustesse. Cela suppose de définir un peu plus précisément l'épistémologie à laquelle on veut se référer pour mettre en avant par exemple des dimensions de fécondité, de diversité, de responsabilité qui ne sont pas pris en compte dans l'évaluation scientifique traditionnelle.
Il n'y a pas de réflexion encore très aboutie là-dessus mais une expérimentation où il faut arriver à tenir compte du lien et de la diversité des usages qui vont être faits de la recherche de manière coopérative et qui vont après s'inscrire dans des parcours d'action qui ne sont pas les mêmes selon qu'on est acteur ou chercheur. Voilà ce que je peux dire sur ces questions d'évaluation et de validation. Je pense que c'est vraiment un chantier de la recherche participative, un chantier ouvert devant nous et qui amène justement à réfléchir à l'épistémologie de la recherche avec des personnes en situation de pauvreté ou dans des situations de coopération entre acteurs poursuivant des finalités distinctes.
Débat avec la salle (les questions de la salle sont formulées par écrit et transmises à l'animateur du débat)
Première remarque de la salle : « C'est toujours les chercheurs qui décident sur qui et comment ils vont travailler »
Catherine Neveu: Juste une réaction par rapport à ce premier commentaire. C'est une vision un peu caricaturale de la manière dont s'élaborent sur le terrain, dans le contexte contemporain, des formes collaboratives,participatives de recherche, parce qu'il y a quand même de plus en plus de situations où ce sont des acteur.es dans les mouvements sociaux, dans des organisations qui se sont déjà posé des questions sur leurs pratiques, qui souhaitent le faire avec l'accompagnement ou la présence d'un autre regard et justement de regards croisés. Ils sollicitent alors les chercheurs pour les accompagner dans leur travail de réflexion. Je crois qu'il faut sortir de cette vision un peu confortable mais pas toujours fidèle à la réalité des processus actuels de fabrication de coopération où il y a quand même beaucoup d'interpellations à l'égard des chercheurs pour venir travailler avec des gens qui sont aux commandes quant à ce sur quoi ils ont envie de travailler et comment.
Patrick Cingolani : Les sociologues sont sollicités par les militants, par des structures, des syndicats etc. Ça continue à vivre et à dialoguer au-delà même de la recherche.
Seconde remarque de la salle : « Le langage des chercheurs est vraiment très difficile à comprendre. C'est un thème qui est une constante dans les recherches en croisement des savoirs, ces difficultés de langage entre des groupes qui ont eu des apprentissages très divers ».
Puis une question : « Dans quelle mesure, la démarche que vous avez mise en œuvre se distingue-t-elle d'un FOCUS groupe classique en sciences sociales, autrement dit dans quelle mesure les enquêtés prennent-ils réellement part à la construction de la problématique, à la collecte des matériaux et à l'analyse, si oui comment »
Nonna Mayer : Au départ nous n’avions pas l'idée d'une recherche participative et c'est en cours de route que nous avons été associés à ce travail avec l'association les « Petits Frères des Pauvres » et interpellés par les personnes auprès desquelles nous avons fait une première enquête qui n'avait rien de participatif, la première enquête sur les inaudibles faite avec Céline Braconnier. C’est alors qu'on a commencé à se rapprocher des personnes qu'on avait rencontrées et on a essayé, en discutant avec elles, de mettre sur pied une trame. Mais c'est vrai qu'ensuite on n'a pas pu faire un petit groupe avec les personnes accompagnées, avec les bénévoles, avec les salariés, pour décider de la problématique. On a découvert un peu sur le tard le problème du PICRI et il a fallu en catastrophe faire un projet. Une fois de plus, le temps a été un énorme obstacle, donc on s'est contenté de réagir avec les personnes accompagnées qu'on connaissait, avec les salariés, avec les bénévoles, mais je vous promets qu'on fera beaucoup mieux par la suite, qu'on a l'intention de mettre sur pied du coup de vraies recherches collaboratives, participatives et qu'on attend beaucoup de la restitution avec l'ensemble des acteurs que nous avons sollicités. Ceci dit, on leur a demandé qui voulait participer. On n'est pas allé chercher les gens qui nous plaisaient On a lancé des appels, certains ont dit oui d'autres non, au sein de l'association.
Autre question (formulée trois fois) : « N'y a-t-il pas un risque de condescendance dans l'approche en croisement des savoirs où l'on veut donner une grande valeur au savoir des populations les plus pauvres qu'on oppose à un risque de populisme ? »
Patrick Cingolani : La question méthodologique qui nous occupe ici, c'est la question de l'expérience ce n'est pas une question d'identité. Le populisme va renvoyer à une sorte de cristallisation identitaire qui supposerait une vérité inscrite dans un corps, une nature ou collectif naturalisé. Nous, ce qui nous intéresse, ce n'est pas l’identité, mais la manière dont une communauté, un rassemblement peut se constituer : rassemblement de précaires, de chômeurs, etc.
Nonna Mayer : Il n'y a pas une vérité scientifique, on la découvre dans l'échange, dans le dialogue et les deux postures sont tout aussi dangereuses. L'une de croire qu'il n'y a que les personnes en situation de pauvreté qui savent ou alors qu'il n'y a que les chercheurs ou les chercheuses qui savent. Non ! C'est du dialogue et de la confrontation de ces opinions que va sortir quelque chose qui se rapproche de la réalité du tableau. Et là, ce ne sont pas simplement les chercheurs et les personnes accompagnées mais ce sont aussi les salariés, les bénévoles et je peux vous assurer que ça se « frite » là-dedans, ce n'est pas aussi simple.
Catherine Neveu : Un petit complément rapide parce que déjà pas mal de choses ont été dites. Je crois que la question des conflits et des désaccords est complètement centrale. Je pense aux enjeux de formation des étudiant.es mais se mettre dans une posture d'égalité des intelligences ça s'apprend par la pratique, on peut s'acculturer à ça. Et je pense que ce vers quoi pointe cette question, c'est ce qu'on pourrait appelerl'effet « guépard »1 : tout changer pour que rien ne change. Un certain nombre de praticien.es, qu'ils soient chercheur.es ou intervenant.es du travail social ou bénévoles, ont aussi une capacité à s'approprier des nouveaux mots, des nouvelles étiquettes, pour ne rien changer à leurs pratiques et c'est quelque chose à quoi il faut être attentif.ve dans ces recherches en coopération ou en croisement des savoirs. Il y a une capacité largement partagée socialement à changer l'étiquette, à changer de bocal, sans changer les cornichons qui sont dedans. C'est une vraie question qu'on doit se poser, de ne pas simplement utiliser un nouveau mot pour continuer à faire la même chose.
Xavier Godinot : Je vais reprendre deux questions en une seule : on fait un peu dans toutes ces recherches comme si les plus pauvres étaient présents dedans, on dit qu'il y a des porte-paroles dans le croisement des savoirs. En fait, est-ce que les plus pauvres ne sont pas toujours absents et comme quelqu'un disait : « Comment se fait-il qu'il n'y ait pas un représentant d'ATD Quart Monde qui parle dans cette table ronde ? » Peut-être que c'est l'occasion de donner la parole à ceux qui ont été dans les programmes de Quart-Monde-Université et Quart Monde Partenaire pour savoir comment vous avez fait pour que les plus pauvres soient vraiment présents dans ces programmes ? « Comment est-ce qu'on fait pour que les plus pauvres soient vraiment présents dans ces programmes ? C'est la question qui est posée et qu'ils soient porte-parole. Est-ce que cette notion de porte-parole est suffisante ? »
Marc Couillard: Je suis militant d'ATD Quart Monde en Belgique. J'ai fait partie des deux programmes et comment on a fait pour participer depuis le début ? Je me souviens qu'au début on a fait un questionnaire, qu'on a réfléchi avec les universitaires, et les militants. Après on a été faire des interviews, on a été rencontrer des familles très pauvres et on a été les interviewer. On a pu enregistrer, décrypter tout ce qu'elles nous ont dit et c'est comme ça qu'on a pu participer.
Xavier Godinot : Une réponse à la question posée c'est que des personnes, qui elles-mêmes ont l'expérience de la précarité, en connaissent d'autres encore plus pauvres et vont les voir, les interroger et que tout ça rentre dans le dialogue de la recherche. C'est ce qu'on essaie de faire dans beaucoup d'endroits, de faire appel à la connaissance vécue par des personnes en situation de pauvreté pour qu'elles nous conduisent à d'autres encore plus pauvres qu'elles.
Il y a plusieurs questions sur la place des décideurs et des élus dans toutes ces démarches. Certains disent : « Voilà les difficultés des décideurs à s'inscrire dans des démarches de co-construction, de co-formation. Est-ce qu'il ne faudrait pas qu'ils se forment, comment faire pour qu'ils soient partie prenante ? » Qu'est-ce que vous pouvez répondre à cette question concernant les décideurs et les élus pour participer à toute cette démarche ? C'est un peu ce qui se fait dans les GIS les Groupements d'Intérêt Scientifique, non ?
Jean-Michel Fourniau: La question se pose effectivement parce que c'est toujours compliqué. Un des constats qu'on a pu faire au GIS sur des questions de démocratie participative c'est justement une très forte réticence des décideurs, des élus, à la mise en place d'une réelle démocratie participative. Le mot s'est beaucoup diffusé ces dernières années, il y a beaucoup de dispositifs qui se sont diffusés aussi mais ils se sont d'autant plus diffusés qu'ils restaient complètement sous le contrôle des élus et des décideurs. Donc l'idée de lâcher prise qui est évoquée tout à l'heure est encore une conquête qui est devant nous pour ces questions de participation, ce qui nourrit évidemment beaucoup de critiques vis-à-vis de la participation telle qu'elle est instituée et donc à côté de cette participation instituée, il y a beaucoup d'expérimentations. A travers l'expérimentation où le dialogue sort d'un cadre institutionnel et où il se pose autour d'objets où il s'agit de faire ensemble des choses, c'est plus facile d'intégrer des acteurs plus divers, y compris des élus et des décideurs. Il y a peut-être un changement de regard sur la participation et une entrée plus par l'expérimentation que par des dispositifs institutionnels où le dialogues reste quand même très pyramidale, très contrôlé.
Xavier Godinot: Il y a plusieurs questions sur un thème qui a déjà été abordé dans cette table ronde,sur le fait que les recherches en croisement des savoirs poursuivent souvent un double objectif épistémologique et politique, c'est-à-dire à la fois vouloir faire de la science et vouloir en même temps avoir un effet transformateur. Certains disent : « Est-ce qu'il ne faudrait pas plutôt se focaliser sur l'enjeu politique pour éradiquer la pauvreté ? » Qu'est-ce que vous avez envie de nous dire sur cette tension entre ces différents objectifs ?
Nonna Mayer : On ne peut pas envisager l'un sans l'autre. Il faut d'abord commencer à réfléchir à comprendre le problème, à le déconstruire avant de vouloir élaborer des politiques. Il n'y a rien de pire que des politiques qui ne reposent sur rien. Donc je pense que les deux sont absolument complémentaires.
Caroline Arnal : Je voudrais revenir sur la question de la représentation, c'est vraiment un point fondamental qui a émergé de notre recherche, les limites de la représentation et notamment sur les dispositifs qui sont élaborés en amont dans un mouvement du haut vers le bas et qui du coup montrent que les représentants des personnes accompagnées ne font pas forcément l'unanimité. C'est quelque chose qu'on a beaucoup touché du doigt, notamment aussi en raison de ce qu'on a évoqué tout à l'heure dans la présentation, en raison des clivages aussi qui sont propres à la population de ces personnes. Il y a souvent l'idée que ce sont ceux qui sont en bout de l'accompagnement, qui sont plutôt vers la phase de sortie de l'aide sociale etc. qui sont les portes-paroles des personnes mais quid du coup, (en tous les cas c'est ce qui a été relayé dans les entretiens), des personnes qui sont en tout début de processus qui sortent à peine de la rue ? Donc ces questions de représentation et des limites de ces représentations sont très en jeu et concernent aussi les élus.
Catherine Neveu : Je suis entièrement d'accord sur ce qu'a dit Nonna Mayer, on ne peut pas dissocier « faire de la science » et « avoir un effet de transformation ». Ce qui est intéressant c'est qu'on pose la question à ce type de recherche là, on la pose plus rarement aux recherches telles qu'elles se déroulent ordinairement. Les recherches qui se déroulent classiquement ont déjà cette double dimension. Je trouve que dans ces cas-là, on ne leur pose pas la question de leurs effets politiques, de leurs objectifs politiques. Alors que cette interpellation est formulée à l'égard d'un certain type de recherche, elle l’est plus rarement à l'égard des formats standardisés de la recherche.
Xavier Godinot : Une réaction au débat qu'on a eu sur le savoir des pauvres qui serait l'objet de condescendance et de populisme. Une participante dit : « Oui, mais le savoir universitaire est reconnu, le savoir professionnel est reconnu et le savoir des pauvres n'est pas reconnu, c'est pour cela qu'il est important d'en parler plus que les autres ».
J'ai une question qui va me permette de donner la parole à quelqu'un. La question c'est quid des savoirs du Sud ? J'ai remarqué que parmi les participants, il y a Sylvie Blangy qui est ingénieur de recherche au CNRS et qui essaie de croiser des savoirs des communautés arctiques, Inuits et les savoirs académiques. Est-ce qu'elle pourrait nous dire quelque chose là-dessus, comment elle s'y prend ?…..
Elle n'est pas là, c'est dommage !
Je vais donner la parole à une autre personne qui s'appelle Isabelle Droy qui travaille à l'Institut de Recherche du Développement (IRD) et qui essaie dans le cadre du projet « Re-Invest » qui est un grand projet européen, d'avoir une approche participative des immigrés et de leurs descendants en banlieue de Paris. Et vous me disiez tout à l'heure, Isabelle, que la question de la confiance est compliquée, est-ce que vous pourriez nous dire quelques mots là-dessus ? Comment est-ce que vous essayez de créer la confiance avec ces communautés pour travailler avec elles ?
Isabelle Droy: On est sur un projet de recherche européen dont le coordinateur, Ides Nicaise, est dans la salle. Pour ce projet on travaille sur 12 pays et, en France, notre sujet de recherche ce sont des populations immigrées ou descendants d'immigrés, originaires d'Afrique subsaharienne vivant dans les quartiers de la politique de la ville quartiers dits sensibles, prioritaires, etc.
On a travaillé dans un premier temps avec des groupes de femmes d'origine malienne, d'une association où c'était relativement facile de créer des liens. Là où c'était plus compliqué c'était avec un autre groupe qui travaillait sur l'emploi. C'était avec des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en apprentissage (les NEET). Ce sont des jeunes de 16 à 24 ans qui sont en dehors des dispositifs et là on a mesuré la difficulté à créer ce lien.
On travaille avec une association qui est le GRDR (migration, citoyenneté et développement) qui intervient dans le cadre d'un dispositif initiative-emploi jeunes (IEJ) qui vise des publics les plus éloignés des dispositifs classiques d'insertion, de retour à l'emploi. La question de la confiance, par exemple avec les FOCUS groupes, était très difficile dans un premier temps, les entretiens étaient juste avec des personnes de l'association, c'était très difficile de mettre un chercheur en présence. On retrouve la question de la temporalité relativement courte dans un projet de recherche. On pourrait y arriver si on avait beaucoup plus de temps et le temps de construire ce relationnel.
Xavier Godinot : Pour que vous voyez la diversité des démarches qui sont représentées dans cette salle, je passerai volontiers la parole Cyrille Rigolot qui est chercheur à l'INRA et qui travaille avec une association de solidarité paysanne pour accompagner des agriculteurs en difficulté, comment vous faites pour créer des liens avec ces gens-là ?
Cyril Rigolot : Comment on s'y prend ? Concrètement je suis impliqué dans une recherche avec un collègue qui a la double casquette c'est-à-dire qu'on peut être à la fois chercheur et bénévole dans une association. C'est ça qui facilite beaucoup le transfert de connaissances. On parlait des trois catégories de savoir : chercheur, praticien et personnes accompagnées et dans certains cas ça se superpose encore plus et donc ça facilite beaucoup le processus. Donc, clairement ce collègue joue un rôle essentiel dans la prise de contact entre notre équipe de recherche et l'association. On travaille principalement par entretiens, par atelier collectif de discussions.
On procède par des phases d'échange, d'allers et retours on discute ensemble des problématiques et des difficultés. On enchaîne, nous chercheurs, avec des phases de bibliographie théorique où on affine nos cadres d'analyse, on revient vers l'association, on met ça en débat, c'est un aller-retour entre les différentes formes de savoir qui se construit sur la durée.
Xavier Godinot : Merci beaucoup, on approche de la fin mais je vous propose de terminer par une question qui vient de la salle. « Est-ce qu'il ne faudrait pas arrêter de parler des pauvres, c'est une catégorie qui dévalorise les gens ? ». Qu'est-ce que vous en dites, vous de la table ronde ?
Catherine Neveu : Cela revient à des choses qui ont été évoquées plus tôt dans la matinée. Ça revient à travailler sur les mots que les gens ont envie d'utiliser pour faire sens de leur propre situation et décrire et définir ce qu'ils sont. Donc, si les gens se définissent, considèrent que se dénommer « pauvre » a une utilité, un sens dans leur situation, pourquoi pas. Si c'est une étiquette qui leur est imposée et qui ne correspond pas à ce que elles et eux vivent de leur expérience, alors c'est important de changer les mots. On revient à cette discussion sur les mots et le caractère dévalorisant ou pas. Après, c'est aussi un enjeu de savoir si on peut se réapproprier certains mots ou pas. Il y a des mots qui ont perdu leur valeur de reconnaissance, de légitimité et ça peut être aussi une discussion de savoir s'il n'y a pas certains mots qui sont principalement utilisés de manière péjorative ou pour délégitimer, c'est intéressant et ça fait partie des discussions de se les réapproprier pour en faire des mots de transformation et pas des mots d'assignation à une position d'extériorité.
Patrick Cingolani : Juste un petit mot. On a parlé du politique. Et il y a la question du politique institutionnel. On peut prendre une acception du politique plus large, par exemple ne serait-ce même que rendre visibles des gens qui sont invisibles. S'ils sont invisibles, c'est aussi de l'ordre du politique. Ça reconfigure le regard qu'on a sur autrui. Et, à l'intérieur de çà, la production des mots relève d'une apparition sur une scène politique. Et on peut dire qu'à plusieurs moments des motsparaissent, disparaissent dans l'histoire, et donc le mot pauvre effectivement c'est ce qu'on en fait. C'est comme le mot chômeur dans une certaine mesure, quand on prend le mot chômeur, on peut se demander pourquoi ses porte-paroles insistaient tant sur le mot chômeur alors qu'ils y voyaient précisément un sujet, un être humain et pas seulement du chômage et des statistiques sur le chômage. Qu’est-ce qu’un mouvement peut faire d'un mot, qu’est-ce qu’il peut faire d’un nom ? On sait très bien aussi qu'il y a eu des retournements de stigmate, c'est à dire que, certains mots qui étaient devenus des mots à sens péjoratif, sont devenus des mots qu'ont pris en charge les mouvements eux-mêmes et qu'ils ont transformés, et qu'ils ont pu magnifier. Il y a des paradoxes qui sont liés à la question du politique lui-même et des acteurs qui sont derrière ces mots plus qu’au mot lui-même.
Nonna Mayer : Notre identité n'est pas donnée une fois pour toutes. Il n'y a pas comme une naissance de pauvre avec une étiquette. Dans les 3000 pages d'entretiens, dans les inaudibles, avec Céline Braconnier, la même personne, de temps en temps, se disait pauvre face aux riches. Elle était fière de dire qu'elle était pauvre face aux riches par ressentiment, c'était quelque chose de mobile. On trouvait dans les entretiens : « pauvre », « oublié », « délaissé », « en bas », « sans droit ». Et la même personne pouvait passer d'un mot à l'autre. La dernière chose à faire ce serait d'essentialiser. La pauvreté ce n'est pas un état, il y a des gens pour qui c'est un passage. Il n'y a pas un groupe qui est « les pauvres » comme un grand filet qui persiste à travers le temps. Il faut déconstruire tous ces mots et voir qu'il y a plein de synonymes et que la même personne un jour pourra se définir comme pauvre et un autre considérer que c'est une insulte qu'on lui fait parce que c'est l'autre qui la définit comme pauvre.
Xavier Godinot : On va s'arrêter là en vous remerciant pour votre attention, vos questions et en vous souhaitant bon appétit.