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Conférence : Les recherches participatives dans la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale

Gaël Giraud, Économiste en chef, Agence française du développement (AFD)

Je voudrais aborder deux points en tant qu’économiste, donc avec un positionnement dans le champ académique extrêmement spécifique, et vous allez sentir certainement à travers les positions que je vais adopter que le positionnement actuel de l'économie dans le champ scientifique n'est pas tout à fait ajusté à ce que devrait être la fonction sociale des économistes dans la société actuelle.

Globalement, du point de vue de la recherche en économie, la question de la recherche participative reste encore aujourd'hui extrêmement minoritaire. Nous avons la chance en France d’avoir un groupe d’économistes qui pratiquent la recherche participative, qui la mettent en œuvre pour l’élaboration d’un certain nombre d’indicateurs alternatifs du PIB.

Le PIB est un très mauvais indicateur, le PIB a été construit dans les années 30 comme une mesure de l’attitude de nos voisins à nous faire la guerre. C'est comme ça que les pays ont construit le PIB du côté français et du côté allemand, pour mesurer la capacité du voisin avant de commencer la boucherie de 14-18. C'est pour ça que le travail des femmes n'est pas inclus dans le PIB. Avec cette clef de lecture vous comprenez pourquoi il y a un certain nombre d’aberrations dans le PIB que nous avons encore du mal à corriger aujourd’hui. Le PIB ne mesure certainement pas bien la prospérité d’une nation et le PIB mesure encore plus mal les dégradations écologiques que nous infligeons dans notre mode de consommation et de production…. Vous savez, par exemple, que polluer une rivière ça fait augmenter le PIB parce qu'il faut dépolluer la rivière, ça c'est une activité marchande. Il faut soigner ceux qui sont malades à cause de la pollution et c'est encore excellent pour le PIB. De la même manière, si nous tuons la totalité des abeilles, il faudra polliniser probablement à la main, ce sont des femmes pauvres qui le font en Chine et ça c'est excellent pour le PIB.

D’où la question chez beaucoup d’économistes : par quoi peut-on remplacer le PIB ? Il y a le contre exemple qui est la commission Stern et Stiglitz de 2010 qui a été lancée par le Président Sarkozy, qui a été dirigée par deux économistes pour qui j'ai beaucoup d'estime Stern et Stiglitz, mais qui sont encore assez loin dans leur manière de faire et dans leurs pratiques scientifiques d’une démarche comme celle de la recherche participative. Ils ont fait une revue de littérature de la totalité à l’époque des indicateurs alternatifs au PIB et ils ont recensé, commenté, critiqué intelligemment d'ailleurs, mais il n’y avait pas l’once du début d’une recherche participative dans cette démarche-là.

A l’opposé, il y a ce que font Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, deux remarquables économistes français pas suffisamment connus, à Lille, qui co-construisent avec des communautés de citoyens, des indicateurs du bien-vivre, en leur posant la question : « pour vous qu’est-ce que c’est le bien-vivre ? »Ça n'a pas du tout l'écho que ça mériterait d'avoir. Pour quelle raison ce type de démarche ne parvient pas à essaimer davantage ?

Il y a un obstacle global, majeur, massif qui est la difficulté à changer d’indicateur. Pourquoi avons-nous tant de mal à remplacer le PIB par un autre indicateur, même s'il n'est pas participatif mais plus intelligent que le PIB ? C’est parce qu’il y a une énorme difficulté de coordination entre États. Le Bhoutan a substitué au PIB un bonheur national brut, mais ça ne dérange pas trop la communauté internationale parce que le Bhoutan ne pèse quasiment rien économiquement, mis à part le tourisme. En revanche, si une grande nation qui pèse sur les comparaisons internationales propose de changer de référentiel avec lequel elle mesure sa propre performance économique, alors ça menacerait complètement la comparaison que nous vivons en permanence au plan international. Et c'est là que la communauté internationale serait en difficulté.

Le seul moyen de changer d’indicateur c'est qu’une institution comme le G20 ou une institution onusienne décide collectivement de passer par exemple du PIB à un PIB vert qui tiendrait compte des désastres écologiques que nous connaissons. Vous avez la même difficulté dans le secteur bancaire, les banques utilisent une mesure de risques qui est très défaillante qui sous-estime systématiquement les risques extrêmes, en particulier les risques de catastrophe. D’où la cécité d'un certain nombre d'établissements bancaires face à la crise de 2007-2008 qui a été globalement inaperçue par la plupart des banques parce qu'ils utilisent de très mauvais indicateurs de la mesure des risques.

Or, il existe des mesures alternatives construites par des mathématiciens, dont un Français Philippe Douroux et un Belge Freddy Dumortier qui sont beaucoup plus performantes, on le sait depuis plus de 20 ans, à la fin des années 90. Des travaux qu'ils ont menés en collaboration avec des chercheurs de la Société Générale - ils n'ont pas fait ça avec un laboratoire qui serait complètement détaché du secteur bancaire privé – donc la Société Générale est parfaitement informée, connaît ces mesures, mais aucune grande banque ne les adopte, pourquoi ? Parce que si elle devait adopter cette autre mesure alternative du risque, alors elle se retrouverait en porte-à-faux par rapport à ses concurrentes qui valoriseraient leurs portefeuilles avec d'autres prix car la mesure du risque ne serait pas la même que ses camarades de jeu et du coup elle serait bon marché et aurait moins de profit. Il faudrait que toutes les banques changent leurs indicateurs de risque. C’est la raison massive pour laquelle on a beaucoup de mal à introduire des indicateurs participatifs du type de ceux qui ont été construits par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice

Il y a une 2ème raison qui est la très grande popularité des méthodes utilisées et développées par le MIT et notre camarade Esther Duflo. Je vais en quelques mots expliquer ce qu'est cette méthode pour que vous preniez la mesure de ce en quoi elle diffère complètement de la démarche de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice et de toute démarche participative.

Du point de vue d’Ester Duflo et d'autres économistes, c’est qu’il faut appliquer à l’économie des méthodes qui sont aussi proches que possible des méthodes appliquées depuis un siècle dans le domaine de la recherche pharmaceutique. Vous sélectionnez des indicateurs pour voir les avantages de la scolarisation, par exemple au Kenya, en distribuant des médicaments vermifuges ou bien en distribuant des manuels scolaires. Vous posez cette question de politique publique : « est-ce qu’il vaut mieux distribuer des manuels scolaires ou des médicaments vermifuges, sachant que les contraintes budgétaires ne permettent pas de faire les deux ?»  Donc il faut choisir. Que faites- vous ? Dans la méthode RCT1, vous ne demandez pas aux gens ce qu’ils en pensent – ce qui serait la démarche participative de demander aux élèves, aux parents, aux profs : « qu'est-ce que vous en pensez ? » - vous organisez un protocole expérimental dans lequel vous allez déduire du comportement des personnes ce qui est préférable de faire. Ce protocole est très simple, vous allez tirer au hasard un échantillon pour lequel vous n’allez strictement rien faire, ce sera votre échantillon témoin ; vous allez tirer au hasard un autre échantillon pour lequel vous allez distribuer des manuels scolaires et un autre échantillon au hasard pour lequel vous allez distribuer des médicaments vermifuges. Toute la vertu de l’opération tient au fait que votre tirage est parfaitement aléatoire donc réalisé de façon uniforme sur l’ensemble de la population qui nous intéresse, et la question que vous allez poser au bout d’un temps que vous aurez déterminé à l’avance : quel est l'échantillon qui aura le mieux performé et vous en déduirez qu’il vaut mieux par exemple distribuer des médicaments vermifuges, c’est le résultat de cette enquête. Quand cette enquête a été rendue publique, un certain nombre d’observateurs de terrain ont dit : « vous savez, c’est un peu du bon sens parce que si les enfants sont malades parce qu’ils ont des vers, même si vous leur donnez des manuels scolaires ils ne peuvent pas étudier, en revanche si vous leur donnez des médicaments vermifuges et même s’ils n’ont pas de manuels ils peuvent quand même aller à l’école et apprendre un minimum ». Au fond, il n’y a pas besoin de tout ce protocole pour comprendre qu’il vaut mieux distribuer des médicaments vermifuges. Mais, indépendamment du caractère assez trivial des conclusions du RCT, l’enjeu c’est qu’il y a un défi de méthode par rapport à la démarche participative parce que l’ambition des travaux d’Esther Duflo c’est d’élaborer une « méthode scientifique irréfutable, protectrice du comportement des pauvres » - je cite.

Rappelez-vous, il y avait un article d’Esther Duflo dans Le Monde intitulé : « Comment pensent les pauvres ? » On ne leur demande pas ce qu’ils pensent, on étudie comment ils pensent à travers des protocoles expérimentaux réputés scientifiques. Et l’ambition, c'est que ce protocole fournisse une vérité objective universellement valable sur un certain nombre de mécanismes que la puissance publique doit pouvoir mettre en œuvre en fonction des questions qu’elle se pose. Vous voyez que c’est une attitude qui n’a rien à voir avec une méthode participative. D’une certaine manière elle est antagoniste puisque dans la méthode participative vous tendez un micro aux plus pauvres et vous leur demandez comment il faudrait faire et on en discute. Donc il y a un lieu de parole et dans cette démarche de RCT, il n’y a pas de lieu de parole, c’est un protocole expérimental du type stimulus-réaction, comme on fait avec des grenouilles, on leur donne des impulsions électriques et on déduit qu'il y a telle ou telle propriété dans la physiologie de la grenouille…..

Il y a un débat épistémologique sur laquelle de ces deux approches est la plus rigoureuse, la plus scientifique, la plus prometteuse, la plus profonde, la plus féconde ? Aujourd'hui dans le champ académique, c'est clair que les méthodes de type RCT d'Ester Duflo MIT emporte la part du lion. Pourquoi ? Parce qu'elles prétendent être plus scientifiques dans la mesure où elles entendent reproduire les méthodes importées des techniques pharmaceutiques. Or le point que je voudrais défendre c'est que je ne suis pas sûr du tout que ce soit plus scientifique que de mettre en œuvre une démarche participative. Pourquoi ?

Premièrement parce qu’il y a toute une série de difficultés intrinsèques à la posture MIT, difficultés que l'on peut retrouver aussi dans la démarche participative et du coup ça ne disqualifie ni l'une ni l'autre dans la comparaison des deux approches.

La première difficulté, c’est que les méthodes dites de RCT ne sont pas généralisables. Si vous étudiez l’impact de la distribution de médicaments vermifuges au Kenya en 2010, ça vous donne des informations sur l'impact de ce type de mesure mais ce ne sera pas généralisable, car il se peut qu’à la même date, si vous faites la même opération en Ouganda, cela vous donne des résultats différents, et il se peut que si vous refaites la même opération au Kenya deux ans plus tard, cela vous donne des résultats différents. Ce n'est pas généralisable. Tout ce que ça vous dit comme information c'est : à telle époque, à tel endroit, telle mesure a marché.

Et donc contrairement à l’ambition dite scientifique, les méthodes RCT ne permettent pas de construire des propositions universellement valables. Ce qu'elles construisent, ce sont des propositions singulières, historiquement et géographiquement situées. Et qui plus est, les résultats que vous obtenez dépendent de la taille des échantillons que vous avez sélectionnés. Si vous sélectionnez un échantillon de taille 10000, vous n'obtiendrez pas forcément les mêmes résultats que si vous sélectionnez un échantillon de taille 5000. C’est extrêmement embêtant car la proposition, la conclusion à laquelle vous parvenez dépendra de l’hypothèse dans le protocole expérimental.

Troisièmement, il y a des problèmes éthiques majeurs qui sont l'une des raisons pour lesquelles toute une série d’entreprises françaises, après avoir manifesté beaucoup d’engouements pour les méthodes de RCT, par exemple Danone, qui avait demandé à Esther Duflo de présider un certain nombre de mises en œuvre de RCT, si je me souviens bien, notamment en Ukraine avant les événements ukrainiens, pour améliorer la manière dont on peut contrôler la production du lait. On a procédé au tirage au sort de fermiers ukrainiens, certains avaient droit à certaines mesures et d'autres non. Et lorsque des universitaires payés par Danone sont arrivés vers les paysans ukrainiens qui n’avaient pas été sélectionnés pour bénéficier de certains traitements, ils ont été accueillis avec des carabines et ont entendu : « Pourquoi mon voisin a un traitement et pas moi ? » Cela pose des problèmes majeurs. Si vous avez un traitement médical dont vous voulez tester l’impact sur une population, vous allez tirer au hasard ceux qui en bénéficient et tirer au hasard ceux qui n’en bénéficient pas, il y a une question d’éthique majeure qui se pose que reconnaît d’ailleurs Esther Duflo, mais pour l’instant je n’ai pas vu de réponses sérieuses apportées à ces questions.

Quatrième enjeu et qui est quand même de taille, les RCT coûtent une fortune à mettre en œuvre. Souvent ça coûte plus cher que la mesure qu’on est en train de tester. C’est une manière d’éliminer un certain nombre de concurrents universitaires qui n’ont pas les moyens d’utiliser ce type d'enquête, mais, j'insiste là-dessus, ça coûte une fortune. J’insiste là-dessus car les critiques qui sont souvent adressées aux démarches participatives par les adversaires de ces démarches vont exactement dans le même sens. Alors on peut dire que les démarches participatives ne permettent pas de construire des propositions scientifiques universelles, parce que, prenons l'exemple de gens à Lille, on réunit des communautés de citoyens, on leur demande : « aujourd'hui à Lille, comment vous construiriez avec nous un indicateur du bien-vivre ? » Et c’est vrai que vous ne pourrez pas en déduire ce que devrait être un indicateur du bien-vivre en Amazonie parce qu'il faut réitérer une démarche participative avec les indiens d'Amazonie. Ça ne disqualifie pas la démarche participative.

Dernièrement, on entend dire aussi que la démarche participative c’est très long et très coûteux. Il en va de même pour les RCT qui sont très longs à mettre en œuvre, car il faut un recensement exhaustif de la population concernée pour pouvoir faire un tirage qui soit vraiment aléatoire, sinon votre tirage est biaisé. Dès que vous introduisez un biais dans le tirage vous faites s'effondrer toute la démarche. Donc il n’est pas vrai que la méthode participative coûte en moyenne plus chère et soit plus longue à mettre en œuvre.

Il y a des questions éthiques et là, la démarche participative me semble bien supérieure parce qu’elle fait participer l’acteur de la réforme, s’il y a une réforme à mettre en œuvre, ou de l’indicateur.

Et puis il y a un enjeu de philosophie politique qui est fondamental. D'une certaine manière l’ambition de l'approche de type RCT, c’est non seulement informer la puissance publique sur ce qui marche et ce qui ne marche pas, mais fournir une description anthropologique, prétendument objective sur laquelle on devrait fonder les politiques publiques. Autrement dit la politique, la décision politique n’est plus un acte souverain, espérons-le démocratique politique, mais c’est la conséquence inéluctable d’une observation prétendument objective menée d’après un certain protocole. Rappelez-vous, lorsqu’il y a eu une tentative en France d’introduire des rémunérations monétaires à l’école, on s’est posé la question, est-ce qu'on dit aux enfants : si vous avez des bonnes notes, on vous donne de l’argent, ça fait un peu d’argent de poche. Est-ce que ça permet de favoriser les études et de stimuler les enfants pour qu’ils travaillent mieux ? Si on avait mené jusqu’au bout ce type de protocole, heureusement on ne l’a pas fait, et qu’on soit parvenu à la conclusion de dire : à telle école – à Issy les Moulineaux, peu importe - quand on a testé ce protocole en 2011 les enfants qui étaient soumis à une rémunération monétaire ont eu des résultats scolaires meilleurs à ceux qui n’étaient pas soumis et qu’on en déduise : à l’école, ça marche mieux quand on paie les enfants... Alors après, vous mettez en œuvre une loi qui oblige l’ÉducationNationale à payer les enfants. Supposez que dans telle école ça ne marche pas, les enfants sont rebelles à ça, les parents ne sont pas d’accord, la culture c’est un bien public, tu n'es pas là pour gagner de l’argent en lien avec les bonnes notes. Ce qu'on va leur dire, c’est qu’ils ne sont pas conformes à l’anthropologie scientifique qui a été dégagée d'un protocole RCT mis en œuvre par le MIT à Issy les Moulinaux. Ça veut dire que vous transformez la décision politique en un énoncé anthropologique prétendument scientifique qui fera que ceux qui ne coïncident pas avec cet énoncé seront considérés comme anormaux. Vous créez une catégorie pathologique par rapport à la décision politique que vous êtes en train de construire. C'est l'autorité de science.

Dans la démarche participative, vous faites tout autre chose. La question n’est pas de savoir si ça marche ou si ça ne marche pas, vous co-construisez l’indicateur, la décision, la réforme avec les acteurs directement concernés. Vous n’êtes pas en train de construire un idéal pour lequel les déviants seront considérés comme pathologiques, mais vous construisez avec les personnes concernées ce qu’il y a à faire, ce qui est une démarche complètement différente. Lorsque vous engagez une démarche participative, vous engagez une vision de la société comme acteur politique souverain qui s’autodétermine, alors que dans une approche de type RCT vous voulez assujettir la décision politique à des descriptions prétendument scientifiques anthropologiques que vous avez dégagées. Il y a deux visions de philosophie politique radicalement différentes.

A l’Agence Française de Développement, il nous semble qu'il y a un enjeu central dans l'identification, la promotion du bien commun, des communs qui ne sont pas des biens publics au sens où leur accès est universel mais dont la consommation est variable, qui ne sont pas non plus des biens purement privés dont l’accès est limité – si je mange une part de pizza, vous ne pouvez pas manger cette part de pizza. Il y a des biens communs(…) qui ne sont ni l’un, ni l’autre qui ont, a priori, une destination universelle, mais dont la consommation peut être rivale. Par exemple tout le monde a le droit de manger du poisson, mais (….) dans les années 2040-50, il n’y aura plus de poissons comestibles en eau profonde dans les océans si nous ne trouvons pas un moyen de réguler la pêche. Donc ce sont des biens communs dont la destination est universelle, tout le monde a le droit de vivre dans une planète où les océans sont peuplés de poissons plutôt que de méduses, mais la privatisation du bien détruit la ressource.

Comment on construit des institutions qui permettent de gérer ces biens communs ? De mon point de vue, c’est la grande question qui est posée aujourd’hui à une institution de développement comme l’AFD, à l’ensemble des gouvernements nationaux et à la communauté internationale. Vous avez peut-être vu passer ce très joli petit livre d'Hubert Vedrine « Le monde au défi » où Vedrine défend la thèse que, au fond, les institutions de 45 ne sont pas parvenues à construire une communauté internationale. La communauté internationale est encore à construire et la thèse de Védrine c'est que l’enjeu, le défi écologique peut être l’occasion de construire cette communauté internationale qui tarde à l’être.

Une manière de reformuler ça, c’est de dire qu’il y a un certain nombre de biens mondiaux qui nous sont chers, qu’on a appelés des biens publics mondiaux au début des années 2000 parce qu’un bien public est un bien qui, par construction, doit être géré par la puissance publique et donc ne peut pas être seulement géré par les états souverains. On voit que les états n'y arrivent pas. Il faut trouver d'autres instances internationales capables de prendre soin de ces biens-là. Le climat est un bien commun mondial, la biodiversité et toutes les ressources naturelles ont vocation d’être traitées comme des biens communs mondiaux, mais aussi le travail. Est-ce qu’il est tout-à-fait évident que le travail doit être traité comme une marchandise privée qui s’échangerait sur un marché ? Ce n’est pas clair. La monnaie, est-ce que la monnaie doit être privatisée ?

C'est la grande thèse de Polanyi : dès lors qu’une société tente de privatiser ces trois types de biens, les ressources naturelles, le travail et la monnaie, elle s’expose à des troubles majeurs. Et pour Polanyi, économiste hongrois des années 30, les troubles majeurs c'est évidemment une réaction populiste puis totalitaire majeure par rapport à cette tentative de privation du bien social. La sortie entre cette alternative terrible entre le « on privatise tout » ou « on met en place un régime totalitaire » qui va tout réintégrer dans la sphère publique, ce sont les communs. Cela suppose des institutions adéquates pour les gérer. Une équipe à Chicago a étudié ces institutions – ils avaient une communauté locale de pêche dans l'étang en Guinée forestière qui créait des règles du prélèvement de la ressource, de distribution de la ressource. Ces règles sont partagées entre tous les membres de la communauté avec des droits différenciés qui peuvent être remis en cause. D'ailleurs, on inscrit dans ces règles comment on peut changer ces règles du commun. Les travaux montrent qu’il y a une énorme richesse institutionnelle – que ce soit pour la pêche, le système d'irrigation… - de ces communautés qui, depuis des années, gèrent un certain nombre de ressources, les communs. D’une certaine manière le rapport aux biens sous forme de propriété comme les communs est beaucoup plus ancien que la propriété privée.

Quel rapport avec la démarche participative ? C’est que si nous croyons que l’essentiel du développement et de la prospérité passe par la création et la mise en œuvre d’institutions qui permettent de gérer des ressources comme des communs, il faut que nous mettions en œuvre des forums où on puisse se parler pour mettre en œuvre ces institutions, les créer d’abord, en trouver les règles, les appliquer et en vivre. La démarche participative, c’est le volet scientifique de cette vision politique-là, puisque dans la démarche participative, on fait s’asseoir tout le monde autour d’une table et on demande à tout le monde - la communauté est concernée et s’auto-institue elle-même dans le geste de s’asseoir autour de la table - « Qu’est-ce que nous voulons mesurer et que voulons-nous faire ensemble ? » Par exemple, « Qu’est-ce que c’est pour vous un indicateur de prospérité ? »

Je crois que le pendant scientifique, la démarche scientifique adaptée à la construction des communs, c’est précisément la démarche participative. Ce qui veut dire que, de mon point de vue, comme la construction de l’institution des communs devrait être l’alpha et l’oméga de la pensée du développement, c’est dire que la démarche participative a vocation à devenir la démarche scientifique pour une pensée du développement et de la prospérité.

Questions

Question (inaudible) : …. la crise de la démocratie...

Gaël Giraud : (…) Les difficultés qu’ont nos démocraties occidentales disent quelque chose par rapport à cet obstacle fondamental qui est : comment est-ce qu’un certain nombre d’élites dans un certain nombre de pays, dont font partie la plupart des chercheurs, consentent à entrer en dialogue avec ceux qui ne font pas partie de leur catégorie sociale ? Au fond, on peut relier le refus de la démarche participative et le refus de certaines catégories sociales favorisées d’entrer en dialogue avec ceux qui sont le moins favorisés. L’argument selon lequel ce ne serait pas scientifique, qu’on ne pourrait pas généraliser des propositions universelles, n’est pas tenable puisque dans la démarche participative tout ce qu’on fait c’est de dire : nous allons ensemble construire des critères sur un certain nombre d’objets sur lesquels nous allons nous mettre d’accord et mettre en œuvre ces critères. Dans la démarche des RCT et dans n’importe quelle autre démarche, ces critères-là sont élaborés en amont par les chercheurs et imposés à la population concernée. En quoi le fait de construire ces critères avec la population entacherait la démarche globale de toute validité scientifique ? La validité scientifique ne voulant pas dire construction de propositions universelles, mais pour cette population c’est cela qu’il faut faire, propositions singulières.

Dans cette difficulté qu’ont un certain nombre d’élites, que ce soit en Europe ou aux États-Unis à parler avec le reste de la population, il y a une analogie avec la difficulté du monde académique à parler avec ceux qui ne font pas partie du monde académique. C’est la même cécité qui fait que des progressistes qui n’ont pas du tout vu venir la victoire de Trump aujourd’hui sont dans la rue, alors que Trump a été élu démocratiquement. C’est ça la difficulté des élites. De la même manière, ils n’ont pas vu venir le Brexit, de la même manière ils n'ont pas compris le non au référendum sur le traité constitutionnel en 2005. (...)

(Fin de l'enregistrement)

 

FIN DU COLLOQUE

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Un essai randomisé contrôlé (ERC) (randomized controlled trial (RCT) en anglais). Permet la transparence des études en vérifiant que l'auteur a été au maximum exhaustif dans l'explication des méthodes qui ont été utilisées ou non.

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