Actes Colloque > Les résultats du séminaire épistémologique (2015-2016) sur l’épistémologie des recherches participatives en croisement des savoirs

Marcel Jaeger :titulaire de la chaire de travail social et d’intervention sociale au Cnam

Patrick Brun :docteur en sciences de l’éducation, chercheur ATD Quart Monde

Le contexte (Marcel Jaeger)

Les résultats qui sont présentés sont ceux d’un séminaire épistémologique qui s’est tenu sur les démarches participatives en croisement des savoirs en application d’une convention signée entre le Mouvement ATD Quart Monde et le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

Les préoccupations épistémologiques et méthodologiques qui ont conduit à ce séminaire s'inscrivent dans l'idée que nous sommes dans un tournant même si le point de départ est assez ancien avec le constat d'une demande sociale forte par rapport à la participation et, plus qu'une participation institutionnelle, à une implication des personnes concernées par la pauvreté en lien avec des chercheurs et des professionnels.

Il y a eu une époque surtout à la fin des années 60 où la participation était considérée comme illusoire. Les personnes en situation de pauvreté étaient perçues plutôt comme des bénéficiaires supposés ou des cibles consentantes de la compassion. On considérait alors souvent que les personnes concernées étaient responsables des difficultés et des manques qui les affectaient. Cette idée-là est encore très présente dans les cultures des professionnels de l'aide. De ce point de vue il y a eu des transformations assez radicales dans les politique sociales. Un moment important c'est d'abord tout ce qui s'est passé avec la pandémie du sida et l'idée d’une expertise des personnes. On a aussi en tête l'esprit de la loi de lutte contre les exclusions introduisant une entrée plutôt par les droits avec la loi du 2 janvier 2002.

Il y avait dans cette période une affirmation de la dimension citoyenne. Par contre il y avait eu un doute qui portait, et qui peut porter encore aujourd'hui, sur la légitimité et la crédibilité des savoirs dont les personnes en situation de pauvreté peuvent être porteurs. C'est une des raisons pour lesquelles on est aujourd'hui ensemble.

En fait, je crois que ce qui nous a beaucoup réunis, c'est cette idée que, après avoir surtout eu une approche protectrice des personnes qu'il faut bien sûr préserver, les personnes les plus en difficulté ont des compétences et que ces compétences ne sont pas uniquement liées à des savoirs pratiques mais qu'elles montrent aussi des capacités de réflexion et d'élaboration. D’où l’objectif de favoriser des co-constructions de savoirs. Si bien qu’après un intérêt très poussé pour la recherche action, aujourd'hui on souhaite aller vers une recherche réellement participative. Dit rapidement, on passe d'une partie qui s'est jouée à deux entre des chercheurs et des professionnels de l'action sociale, à une partie qui se joue à trois. La présence de la thématique du non recours au droit avec l’implication dans le séminaire de l'ODENORE (Observatoire du non recours au droit) de l’Université de Grenoble avec Philippe Varin montre toujours cette préoccupation d'un décalage entre les personnes et les actions qui sont menées.

On parlera peut-être d’un autre dossier qui est celui de la validation des acquis de l'expérience. Le Cnam travaille sur cette question.

Je passe la parole à Patrick Brun qui présentera les intérêts des démarches participatives en croisement des savoirs avec les personnes en situation de précarité et de pauvreté, tels que le séminaire les a identifiés et analysés.

Les bénéfices obtenus par croisement des savoirs à partir des trois problématiques identifiées dans le séminaire (Patrick Brun)

Dix sept ans après les premières expérimentations « Quart Monde - Université », et plusieurs dizaines de co-formations issues de « Quart Monde Partenaire », il apparaissait utile de réfléchir sur les questions épistémologiques et méthodologiques du croisement des savoirs. Tout aussi souhaitable était-il d’élargir cette réflexion à d’autres recherches participatives et de réunir pour chaque recherche les trois types d’acteurs qui les avaient menées, universitaires, professionnels et personnes en situation de précarité ou pauvreté :

  • Une recherche sur les jeunes sortant de la protection de l'enfance. Cette recherche a été initiée par l'Université de Paris-Est, Créteil avec un village SOS villages d'enfants et des jeunes adultes issus de SOS villages d'enfants

  • Une recherche sur la compétence des parents et la protection de l’enfance initiée par l'Université Populaire des Parents d'Albertville. Cette recherche associait des parents de cette association, un professionnel de la protection de l'enfance et un chercheur en sociologie de l'Université des lettres langues et sciences humaines de Chambéry.

  • Et puis enfin celle de Quart Monde - Université qui vous a été présentée par l'équipe précédente.

Ce séminaire sur l’épistémologie des recherches participatives et en croisement des savoirs, s'est déroulé sur 2015-2016 et la préparation de ce colloque s’est tenue sur 2017.

La première session au mois de mai a porté sur l'identification des problématiques issues de ces trois types de recherche.

Trois types de problématiques ont été dégagés.

La première autour de la question des savoirs : de quelle nature sont les savoirs produits en croisement et en particulier les savoirs issus de l'expérience et comment la mise en relation, la mise en tension, la mise en dialogue des savoirs issus de l'expérience avec les savoirs issus de la science et ceux issus de la pratique permettent-elles des plus-values de la recherche ?

La deuxième problématique porte sur les conditions du processus relationnel mis en œuvre pour produire ce croisement des savoirs.

(Ceci a été évoqué dans l’intervention précédente)

Troisième problématique : la finalité et la validation d'une recherche action participative en croisement des savoirs.

 

Je vais reprendre ces trois problématiques puisque notre objectif était d'essayer avec les acteurs du séminaire épistémologique de dégager d'une part ce qui fait consensus, mais aussi ce qui fait débat et donc ce débat se poursuit en quelque sorte aujourd'hui avec ce colloque. Je présenterai les consensus et les dissensus (ou au moins les débats) entre les participants discutés au cours du séminaire de novembre 2015.

La question des savoirs

Les consensus ont porté d'abord sur la construction plurielle de la réalité. On s'est accordé sur le fait que la réalité est aussi à construire à partir d’apports cognitifs, émotionnels, expérientiels. Dans cette perspective, les trois types de savoir représentent trois points de vue qui concourent en quelque sorte à la recherche d'une meilleure connaissance de la réalité : le point de vue des scientifiques bien sûr, le point de vue qu'on pourrait dire opérationnel, celui des praticiens, des professionnels, et entre les deux le point de vue qui est bien souvent négligé, souvent absent, qui est le point de vue existentiel.

Cet accord est d'autant plus important sur l'importance du point de vue existentiel que dans les opérations dont nous parlons avec des personnes en situation de précarité et de pauvreté, la question des langages, de mise en mots de l'expérience est une dimension fondamentale. Cette mise en mots n'est pas simplement un vecteur de l’expérience mais la manière de dire, la manière de présenter les choses est l'expression d'une pensée, d'une pensée originale, spécifique. Et cette spécificité s'exprime à travers un langage qui n'est pas forcément compréhensible immédiatement sans la mise en jeu de ces démarches de dialogue.

On a référé cette expérience à un mot de Lacan paraît-il, qui parle d'une « parole pleine », opposée (sous-entendu) à ce que pourrait être une parole un peu désincarnée de la science.

En ce qui concerne les débats sur cette question, on peut en reconnaître deux. Le premier est relatif au statut des expériences « subjectives », « militantes » ou de grandes souffrances au regard des critères de la science.Comment identifier ce statut ? En d’autres termes, « comment l'épreuve se prête-t-elle à la preuve ? »

Deuxième débat qui a été un peu récurrent au cours de ce séminaire, c'est la catégorisation en trois types de savoir. En effet, chacun des groupes d'acteurs se voit attribuer un type de savoir à décrire, à identifier, à construire. Mais est-ce que ça n'est pas réducteur, puisque chacun des acteurs, qu'il soit chercheur, qu'il soit professionnel, possède au fond d'une manière ou d'une autre chacun des trois types de savoir ? La catégorisation n'est-elle pas réductrice par rapport aux possibilités de dialogue ?

Deuxième problématique : le processus de construction du croisement des savoirs.Premier consensus : on recherche moins l'objectivité - Luigi Mosca nous disait d'ailleurs que cette objectivité ne peut être surévaluée - mais il s'agit plutôt d’un processus d'objectivation par la conjonction de ces différentes types de savoir.

Ce qui d'un commun accord nous fait pratiquer la science autrement, nous conduit à des innovations méthodologiques qui enrichissent en quelque sorte la palette des chercheurs.

On pourrait ajouter que la science a toujours progressé par pas de côté c'est-à-dire par hybridation voire par le concours de l'imagination ou par conjonction des différentes disciplines.

Sur les débats, on a pas mal discuté sur l'identification des acteurs.

Est-ce que les types de savoir qui sont en particulier ceux des personnes en situation de précarité, de pauvreté ne sont-ils pas plutôt des types de situations ? Autrement dit, est-ce que ces types de situations produisent des savoirs collectifs voire une culture collective ? Le mot culture a été repris un certain nombre de fois. Est-ce qu'il ne faut pas plutôt que de l’identifier à des acteurs pauvres - le terme de pauvre étant toujours effectivement en débat - est-ce qu’il ne faut pas plutôt identifier ces savoirs à des types de situations ?

D'autre part il faut souligner, comme l’intervention précédente l’a fait, que les personnes en situation de pauvreté s'expriment à partir non seulement d'une association, du Mouvement ATD Quart Monde en l'occurrence, ou d'autres associations, mais aussi à partir d'un collectif, et un collectif qu'on a appelé parfois « militant ». Est-ce que le fait qu'il y ait un collectif relié à des associations, à des mouvements n’introduit pas ce qu'on appelle dans la recherche des biais produits par l’idéologie sous-jacente ?

Troisième problématique : la question de la validation

Les finalités de la recherche en croisement des savoirs sont différentes suivant les groupes associés aux types de savoirs.

La science insiste sur une meilleure connaissance de la réalité, le groupe des « acteurs sociaux » est d’abord préoccupé par la transformation des conditions sociales qui ont conduit à la pauvreté.

Ce sont des finalités plurielles qui sont liées à la composition plurielle des personnes et des savoirs. D’où la nécessité, si l'on veut être rigoureux, d’une validation propre à chacune de ces finalités. Comment s'entendre sur des critères qui concernent chacun des types de validité ?

Cela commence évidemment par le souhait que chacun des groupes d'acteurs s'approprie les critères de validité des autres groupes d’acteurs. S'approprier, cela veut dire que les personnes en situation de pauvreté s'approprient les critères scientifiques des chercheurs et vice versa, que les chercheurs s'approprient par exemple des critères de transformation sociale des personnes. On a là ce qu'on a appelé un « croisement des validations ». Ce qui nous amène, à quelques questions et débats : les acteurs sociaux peuvent-ils, sans formation à la démarche scientifique, s'approprier des critères scientifiques et valider les résultats des chercheurs ? De même les chercheurs s’approprier les finalités et les critères de validité des personnes ?

Enfin il a été soulevé la question de la recherche-action : est-elle de même nature que la recherche en croisement des savoirs et quels sont les critères de validation des recherches-actions par rapport aux critères scientifiques ?

Voilà un peu résumé l'essentiel des débats qui nous ont animés.

 

Les impacts des recherches participatives en croisement des savoirs (Marcel Jaeger)

La valorisation des compétences et leur reconnaissance

On peut imaginer des impacts plus concrets, en particulier Ségolène Neuville l’a évoqué tout à l'heure, il a été demandé au Conseil du Travail Social de produire un rapport sur la participation des personnes accompagnées à la formation initiale et continue des intervenants sociaux au sens large du terme et, comme par ailleurs, notamment depuis 2008, il y a eu des liens assez étroits établis entre la formation et la recherche, on peut se dire que les dossiers sont tout à fait liés.

Un autre niveau est l'impact sur les professionnels de l'action sociale et médico-sociale.

Ce qui se joue c’est une modification du rapport aux personnes en difficulté, tout d’abord une modification des représentations. Des pistes avaient été d'ailleurs présentées en février 2015 dans le rapport du Conseil Supérieur du Travail Social qui s’intitule « Refonder le rapport aux personnes » avec un sous-titre qui venait d'un allocataire du RSA disant : « Merci de ne plus nous appeler usagers ». De s'adresser à des professionnels en disant merci de, c'est quelque chose qui est très fort. Malgré un attachement profond à la notion d'usager, on peut en débattre. Mais il est certain que, pour les professionnels, il y a à la fois cette transformation par rapport aux personnes et il y a aussi la question du rapport à la recherche.

Troisième niveau c’est la question des chercheurs, des laboratoires.

Aujourd'hui, on sait que dans le monde de la recherche il y a un intérêt croissant porté à la question des pairs, pas uniquement dans le cas du CNRS, mais je pense à toutes les recherches qui sont financées par l'Observatoire National de la Protection de l’Enfance, par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie, les conventions SIFRE. Il y a quelques mois, à Toulouse, on a vu quelque chose d’assez étonnant, le groupement national des directeurs d'associations, des employeurs, des gestionnaires, consacrer ses journées annuelles à la question de la recherche en travail social. Derrière les aspects épistémologiques il y a aussi des enjeux politiques extrêmement forts, la question du lien social, la question de la démocratie.

 

 

 

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